Bruges-la-belle ou Bruges-la-morte?

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Bruges peut être fière des nombreuses agences de communication qu’elle abrite et qui travaillent pour des clients aux quatre coins de la Belgique. Peut-on pour autant qualifier la ville de nid créatif ou sa situation, loin des industries du sud de la Flandre orientale et du centre décisionnel de Bruxelles, est-elle un trop grand inconvénient ? Nous nous sommes rendus sur place pour mener l’enquête !

Le chemin le plus court n’est pas une ligne droite, mais un sacré parcours. Pour comprendre comment la créativité s’est organisée à Bruges, nous n’allons pas tout de suite rendre visite aux agences de communication. Nous partons plutôt à la rencontre de Klaas Verplancke, qui s’est fait un nom grâce à ses textes et illustrations pour des livres pour enfants et adolescents, mais aussi grâce à ses dessins pour toute une série de journaux et de magazines, parmi lesquels De Standaard et The New York Times. « Grâce à mon site klaas.be, les e-mails et Skype, je peux vraiment travailler n’importe où, » dit-il. Ce que l’on sait moins, c’est que Klaas Verplancke a débuté sa carrière comme stagiaire au sein de l’agence gantoise iotta Communications et en tant que art director chez Artex à Izegem. Il vit et travaille désormais à Bruges, plus précisément dans une ancienne usine de brosses convertie en atelier, située sur le Steenkaai, un joyau de l’architecture industrielle au cœur de la capitale de la Flandre orientale. Outre notre illustrateur/auteur, l’artiste Jan De Vlieger, une école de danse, un atelier de restauration et un atelier créatif pour enfants nommé De Batterie ont, eux aussi, élu domicile dans cet atelier. « On ne trouve pas de véritable communauté créative à Bruges, » explique Klaas Verplancke. « Mais la vie artistique y est importante. Il y a le Concertgebouw, la bibliothèque, le théâtre municipal, De Werf, Lumière, Tapis Plein et des galeries d’art. Sans compter les librairies ! Bruges est le paradis de la librairie. Dans ce cercle, je vois effectivement des gens qui sont créatifs, des gens qui créent des choses. Des designers, des graphistes, des artistes… qui travaillent parfois aussi pour des agences de communication. Mais point de véritable communauté comparable à celle des typographes de Gand. »

Il y a aussi des initiatives telles que Bruges Art Route, Buren bij kunstenaars, Bruges Letterstad, Bellettrages, Quartier Bricolé,... : pour ces aspects de la créativité, on voit que la ville et la province sont vraiment actives, comme le constate Klaas Verplancke. Lui-même reçoit parfois des commandes publicitaires. « Mais c’est très rare. C’est peut-être regrettable mais l’année passée, je n’avais pas de temps pour ça. Pourtant, j’envisage de m’engager davantage dans cette voie. » Klaas Verplancke n’a pas quitté le monde publicitaire par dépit, il a plutôt été englouti par celui de la littérature jeunesse. « Sans la publicité, mon dessin serait différent, » affirme-t-il. « La publicité m’a appris à penser de façon conceptuelle, c’est un mode de pensée que j’aimerais explorer à nouveau.»

Les trois mousquetaires

De l’autre côté de Bruges, un autre ancien bâtiment industriel abrite D-Artagnan, le fils spirituel de trois anciens membres de Like A Virgin de Roeselare : Ignace Van Avermaet, Filip Sobry et Geert Wolfs. « Je viens de Roeselare, Ignace et Geert viennent de Bruges, » indique Filip Sobry. « Nous avons décidé de ne reprendre aucun des clients de notre ancienne agence, et cela nous a obligés à repartir de zéro. Nous avons littéralement commencé de la chambre de Geert, ici, à Bruges, et nous avons fini par rester dans cette ville. C’est plutôt le fruit d’un concours de circonstances que d’une décision mûrement réfléchie. » D-Artagnan a rapidement remporté un beau contrat pour Bruges Capitale Culturelle 2002 et les choses se sont lancées. Pendant les premières années, les contrats venaient surtout du secteur culturel (Concertgebouw à Bruges, Europalia et Beursschouwburg à Bruxelles, Beaufort,…). Au fur et à mesure, le secteur privé a pris plus de place, bien que D-Artagnan travaille toujours pour la Ville de Bruges, Westtoer et le Port de Zeebrugge. « 95% de nos clients viennent d’en dehors de Bruges, » explique Filip Sobry. « Il y a peu d’industries par ici, elles sont surtout dans le sud de la province. Est-ce un inconvénient pour nous d’être à Bruges ? Pas vraiment. Nous avons cependant remarqué que certains clients étaient quelque peu refroidis par notre situation, c’est pourquoi nous avons lancé un hub à Bruxelles il y a quelques mois. » L’année passée, l’agence a grandi d’un coup, lorsqu’elle a fusionné avec CAP47. Un élargissement au niveau du contenu, mais aussi de l’équipe.

Bâtiments créatifs

Alain Boone est actif depuis 25 ans dans le monde de la communication. Son agence, qui compte une quinzaine de personnes, s’appelait Kwink avant d’être rebaptisée Liquid Society, il a cinq ans. Cette agence se démarque par la qualité de sa stratégie marketing et de sa créativité. « La stratégie est vraiment le dada et la créativité le core business de chaque agence. Et Kwink était un nom trop difficile pour nos clients internationaux, » sourit Alain Boone. « Nous travaillons dans deux langues : en néerlandais et en anglais. » Est-ce un hasard que, tout comme D-Artagnan et Klaas Verplancke, Liquid Society ait posé ses valises dans un ancien bâtiment industriel ? Pas du tout, confirme Alain Boone : « Il n’y a pas énormément de bâtiments industriels à Bruges. Et si vous êtes quelqu’un de créatif, vous cherchez un environnement qui vous correspond. La créativité est dans nos gènes. Avez-vous vu la mezzanine ronde que nous avons fait construire en bas ? Nous sommes ici dans les entrepôts de ce qui était jadis une meunerie de farine. »

Une communauté créative ?

D-Artagnan et Liquid Society ne sont pas les seules agences de communication de Bruges. Parmi leurs concurrents – et néanmoins collègues – on retrouve Cayman (de Vanden Broele Group), Skinn, D’M&S et PK-Projects, pour n’en citer que quelques-uns. Il y a aussi Marvin Media, qui publie ses propres magazines (Venuez) et ceux de tiers. Bruges compte aussi d’autres entreprises créatives. Dans le même bâtiment que D-Artagnan, se trouvent par exemple, Foodpairing, Graphic Matic, Signoritas (creative sign makers), l’agence de conception de produit Cides et la boîte informatique Silicon. Chacune de ces entreprises est complètement indépendante. Aucun lien financier, ni action, n’unit les occupants de ce nid d’entreprises. Filip Sobry vient confirmer les propos de Klaas Verplancke : le milieu culturel de Bruges est florissant et de nombreux freelances avec qui D-Artagnan travaille, habitent Bruges et, par extension, en Flandre orientale et occidentale. Mais pas de bulle créative à proprement parler, bien qu’il arrive à D-Artagnan de travailler avec Foodpairing, par exemple. Les contacts avec le monde culturel sont nombreux, même professionnellement. Lorsqu’il s’agit de nouveaux projets, D-Artagnan essaie de travailler avec des jeunes freelances externes : « Cela permet de rafraîchir le style de l’agence sans devoir jouer aux chaises musicales. »

War on talent

D-Artagnagn compte 24 collaborateurs. Est-ce difficile de les garder ou d’en trouver de nouveaux ? « Les jeunes veulent d’abord aller voir ce qu’il se passe à Bruxelles, » constate Filip Sobry. « Mais nous remarquons qu’après quelques années, ils en ont marre des embouteillages, et ils commencent à avoir envie de venir travailler ici. Nous essayons de faire notre travail de façon créative, comme si nous étions à Bruxelles. Nous essayons aussi d’être sur le radar de jeunes talents, mais c’est difficile. » Liquid Society cherche trois nouveaux collaborateurs, mais seulement un des postes a été pourvu. « Nous remportons des appels d’offre internationaux, mais depuis Bruges, nous n’avons pas l’image et le rayonnement qui nous permettraient d’attirer de jeunes diplômés de notre propre pays, » renchérit Alain Boone. « Cela donne lieu à une véritable guerre pour les talents. Les jeunes diplômés préfèrent souvent les agences anversoises ou bruxelloises. Notre agence n’a ses chances que si leur situation familiale les pousse à vivre ici. Pourtant, nous ne sommes pas une agence locale. En fait, il n’y a que deux Brugeois dans l’équipe. Les autres viennent de Courtrai, d’Aalter, de Gand… Or, nous travaillons à l’échelon belge, européen et parfois mondial. L’année passée, nous avons remporté un appel d’offre auquel avaient participé McCann du Royaume-Uni et Armando Testa d’Italie. Cela veut quand même dire quelque chose, non ? Et nous venons d’accueillir un nouvel account manager qui vient de Famous et qui a travaillé sur la campagne pour la banque Nagelmackers. Cependant, nous ne sommes pas suffisamment reconnus par les jeunes diplômés. »

Ville ou village ?

Une chose est frappante : la ville prend peu d’initiative pour les jeunes entrepreneurs. Pourquoi ne pas mettre de bâtiments à disposition des start-ups ? « KBC a choisi Courtrai comme base provinciale pour son projet Start it @KBC, » explique Filip Sobry. « Il y a davantage d’industries là-bas, mais il y a plus d’agences ici. »

Une petite Silicon Valley se trouve à Gand, c’est un réseau de jeunes entrepreneurs qui développent des applications et autres produits numériques. Il n’y a rien de comparable à Bruges, constate Alain Boone, qui suit attentivement la politique de la ville. Il a d’ailleurs réalisé deux campagnes pour le CD&V et, en 2013, celle du SP.A. « Le journal Brugsch Handelsblad m’a d’ailleurs qualifié de ‘faiseur de rois’ car chacune de mes campagnes a débouché sur une victoire électorale, » raconte Alain Boone en riant. « Peut-être que nous l’avons trop belle, à Bruges, avec tous ces touristes. Il y fait bon vivre. On dirait que la ville a fait de la mobilité son cheval de bataille et néglige quelque peu le secteur créatif. Il y a quelques grandes agences ici, mais aussi étrange que ce soit, la ville ne les invite pas toujours à participer à ses appels d’offre. »

Bruges dispose d’un patrimoine fantastique qui se vend tout seul. Est-ce pour cela que la ville manque de la motivation nécessaire pour faire preuve de créativité ? Il fait bon vivre et travailler à Bruges, et c’est une ville riche. Grâce aux e-mails et à Skype, sa distance des centres décisionnels ne devrait plus poser de problème, mais une ‘ville provinciale’ – dans le monde de la publicité, tout ce qui n’est ni à Bruxelles, ni à Anvers – souffre quelque peu d’un manque d’image et de rayonnement, aussi bien auprès des clients que des jeunes talents. La qualité supérieure de son travail et son entêtement – caractéristique de la Flandre orientale – devraient compenser ces inconvénients.