« Comprendre les gens, l’essence du marketing »

Luc Suykens et Geoffrey Hantson (c) e Luc Hilderson

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Luc Suykens et Geoffrey Hantson (c) e Luc Hilderson

Luc Suykens et Geoffrey Hantson (c) e Luc Hilderson

Qu’obtient-on lorsque l’on réunit l’un des esprits créatifs les plus récompensés du pays avec l’un des directeurs marketing les plus estimés des Pays-Bas (et au delà) ? La réponse est difficile à résumer dans le présent article. C’est dans le magnifique bar bruxellois Royal Yacht Club, que Geoffrey Hantson, chief creative officer de Happiness, a posé des questions à Luc Suykens, directeur marketing chez Procter & Gamble pour la Belgique, les Pays-Bas et la France.

Luc Suykens et Geoffrey Hantson ne se connaissaient pas encore. Ils avaient hâte de se rencontrer. Et, spoiler alert, les chemins qu’ont parcourus ces deux hommes jusqu’à aujourd’hui sont très éloignés. Étonnamment – ou peut-être pas – ils sont entièrement d’accord sur de nombreux sujets. Luc Suykens a suivi une formation en finance auprès de l’entreprise internationale Procter & Gamble (P&G). Le virus du marketing l’a atteint lors de son master à la Kellogg School of Management ; depuis, le marketing ne l’a plus jamais quitté. C’est le consommateur qui a attiré son attention : « Aujourd’hui encore, je continue de regarder les chiffres, explique-t-il. J’aime penser de manière analytique, même en marketing. »

Pendant ses études, Geoffrey Hanston a essuyé de nombreux revers ; il voulait devenir chirurgien, mais il a fini par suivre une formation en sciences de la communication, qu’il a terminée avec distinction. Par la suite, il s’est intéressé à une formation en philosophie, mais lors d’un séjour dans le sud de l’Espagne, il s’est pris de passion pour le flamenco et la publicité. Il a découvert cette dernière par une voie détournée. Il a vu quelqu’un sur la plage avec un carnet et pensait qu’il y écrivait de la poésie. Il semblait s’agir de textes de publicité. « J’ai pensé : ouah, résumer toute une analyse en trois ou quatre mots. Fantastique ! Est-ce que ça gagne bien ? » 35 Cannes Lions et 76 prix Eurobest plus tard, le monde sait ce dont il est capable dans le domaine de la créativité. Après 13 ans chez Duval Guillaume, il est devenu partenaire et chief creative officer de Happiness au début de l’année 2015 et, indépendamment de cela, partenaire du réseau FCB Global.

Pendant les présentations, les deux hommes évoquent leur passion commune pour les gens. « Un bon esprit créatif n’est pas créatif en soi, mais plutôt empathique. Il comprend les gens, » déclare Geoffrey Hanston, et ce n’est pas la dernière fois que son interlocuteur hochera la tête d’un air approbateur. « Comprendre les gens, voici l’essence du marketing, » ajoute Luc Suykens. « Si vous voulez créer une marque forte, vous devez bien comprendre le consommateur et rester pertinent. » Ce qui ouvre la voie à Geoffrey Hanston pour sa première question.

Geoffrey Hantson : « Les agences et les annonceurs se sont perdus de vue pendant quelques années, mais je crois que ces deux mondes sont de nouveau en train d’évoluer l’un vers l’autre. »

Geoffrey Hantson : « Les agences et les annonceurs se sont perdus de vue pendant quelques années, mais je crois que ces deux mondes sont de nouveau en train d’évoluer l’un vers l’autre. »

Aucun de mes enfants, qui ont entre 5 et 16 ans, ne regarde la télévision. Ma fille de 12 ans a son ordinateur portable devant elle, son smartphone à côté, la télévision émet un bruit de fond, et elle discute avec son frère. Et si je lui demande ce qu’elle fait, elle me répond : « Rien ». Et me dit qu’elle s’ennuie. Tant de stimuli, et elle ne fait rien. En tant que responsable marketing, comment voyez-vous cette situation ?

« Cette évolution présente des avantages. Vous pouvez aller beaucoup plus loin qu’auparavant, quand le spot publicitaire de 30 secondes était la base. Plus que jamais, il vous faut une bonne idée. Un exemple de chez nous : la campagne Like a Girl de Always, imaginée par la brand manager belge Michèle Baeten. Dans certains pays, les serviettes hygiéniques restent un tabou. Des conversations menées avec des filles ont montré qu’au moment de la puberté, elles perdent confiance en elles. Elles se sentent alors encore plus dans une impasse. En tant que marque, nous disposions de ces informations, que nous avons converties en une idée puissante : « we rewrite the rules » (« nous réécrivons les règles »). C’est alors que l’importance de P&G est entrée en jeu. Le Super Bowl est un moment machiste, mais aussi un moment à passer en famille. Entre les publicités pour de la bière, des voitures, etc., nous avons porté un message qui donnait aux filles une identité propre. »

Comment suivez-vous la « conversation sociale » à ce sujet ?

« Il s’agit d’un plan en étapes. L’idée est-elle bonne ? Ceci constitue la base. « Bon », cela signifie : est-ce adapté au bouche à oreille ? La marque doit savoir où elle veut aller, d’autant plus qu’il s’agissait en l’occurrence d’un sujet qui touchait les mères et les filles ; en tant que marque, il faut avoir le droit de parler d’un sujet. Tout marchait. Le consommateur reprend volontiers une bonne idée. »

Il existe une différence entre « être vu » et « être vu et entendu/faire l’objet de conversations ». La numérisation n’a-t-elle pas réalisé le minimum olympique pour ce dernier 

« En tant que marque, nous devons bien sûr viser cet objectif. Par ailleurs, il faut parfois pouvoir délivrer d’autres messages, plus orientés produit. »

En tant qu’entreprise internationale, êtes-vous ouverts à l’innovation dans le domaine de la communication ?

« Pour moi, les nouveaux canaux de communication sont un outil, et je recherche avant tout l’innovation dans les idées. Par exemple, la collaboration entre Pampers et Unicef est encore une idée née en Belgique et reprise à l’échelle mondiale. Cette campagne a commencé à la télévision, mais a progressivement été déclinée en d’autres variantes, par exemple en numérique. »

Souvent, vous êtes confronté à des conflits qui n’en sont pas. Parfois, une agence a une idée géniale pour laquelle des plateformes peuvent être construites, alors que chez les annonceurs règne parfois l’impression que l’agence se concentre sur des one shots. À ce propos, quelle est la première campagne dans laquelle vous étiez impliqué et pour laquelle vous avez personnellement entendu des retours ?

« Pour Wash&Go, nous avons mis en place une campagne que j’ai dirigée à l’échelle locale, et avec Leo Burnett, nous avons accroché un dépliant vert et un échantillon à chaque porte d’entrée. Le soir, mon frère m’a téléphoné pour m’annoncer que sa rue s’était colorée de vert. Et vous ? »

Le spot pour Studio Brussel avec Studio Baptiste. À l’époque, on entendait le slogan « Trop commercial, désolé » partout, même dans le tram.

« C’est de la pure poésie, non ? »

Jamais aussi agréable

Personnellement, je trouve que la situation n’a jamais été aussi agréable pour les agences. Pour Beiersdorf, nous avons résolu un problème de campagne en inventant un produit (Nose, n.d.l.r.) ; le rôle d’une agence évolue. D’un autre côté, ces dernières années, de plus en plus de spécialistes sont venus s’ajouter au tableau, et les agences ont perdu leur rôle de premier plan. Comment voyez-vous cette évolution ? À quoi ressemble l’agence de demain ?

« Chez P&G, nous constatons qu’il faut travailler à grande échelle. Cela crée davantage de moyens, même si cela rend le travail plus complexe. Pour chaque marque, nous travaillons avec des brand franchise organisations. Cela va plus loin que de la simple innovation en matière de produits. Au sein de l’organisation, nous collaborons avec une sélection d’agences. Nous travaillons de plus en plus à l’échelle mondiale, puis nous adaptons les idées au niveau local. C’est là que votre concept de minimum olympique entre en jeu. Les esprits créatifs réellement forts savent s’ils peuvent simplement reprendre les idées internationales, ou s’ils doivent leur ajouter une petite touche. »

Luc Suykens

Luc Suykens : « On discute encore trop des possibilités technologiques au détriment des idées. »

Avec autant de monde autour de la table – marketing social, de contenu etc. –, ne courez-vous pas le risque qu’il soit question d’être « lost in translation » ? Qui prend les rênes ?

« Chez P&G, nous prenons nous-mêmes les commandes. Évidemment, nous cherchons en permanence des spécialistes, par exemple pour l’e-commerce. Tout évolue rapidement. À l’échelle locale, nous recherchons bien sûr des partenaires experts. En outre, nous investissons énormément dans la formation de notre propre personnel. C’est sans doute un peu plus difficile pour une entreprise locale monomarque. »

La Belgique a toujours été un bon marché test et a déjà gagné de nombreux prix de créativité. Qu’en pensez-vous ?

« Il existe ici un écosystème très actif. La petite taille stimule la créativité et pousse à faire des choix clairs… »

On appelle cela tirer son plan (rires)…

« Oui, mais n’oubliez pas nos médias puissants au sein de cet écosystème. »

Qui prend les rênes ?

En dépit de ces prix décernés lors des festivals internationaux et du label qualité que représente la Belgique, les agences belges ne peuvent que rarement prendre les commandes à l’échelle internationale. Elles ont moins d’occasions que leurs collègues de Paris ou Londres. Que doivent-elles faire ?

« Votre question est : comment obtenir l’accès aux réunions qui brassent de gros budgets ? Pour commencer, il faut évoluer dans un réseau international. Récemment, je discutais avec Arthur Sadoun, le successeur de Maurice Lévy à la tête de Publicis. Il est conscient de ce problème ; le problème que vous évoquez vaut également pour les réseaux. J’ai compris que la formation de Publicis ne cherchait pas à y répondre, en faisant ainsi remonter les meilleures idées. »

Ne vous heurtez-vous pas au transfert trop rapide du personnel ? J’ai une fois été impliqué dans un projet international qui a été abandonné parce que les collaborateurs obtenaient plus de responsabilités chez l’annonceur.

« Nous essayons de construire une continuité dans nos brand franchise organisations. Mais dans le même temps, nous continuons à chercher des idées innovantes. En tant que professionnel du marketing local, je consacre la moitié de mon temps à deux questions : quelle est ton idée, et en quoi est-elle pertinente à l’échelle locale ? En Belgique, 80% des femmes travaillent à plein temps, contre 60% en Europe. Les femmes belges et les Françaises ont les cheveux les plus courts d’Europe parce que les contraintes de temps y sont le plus élevées. En tant que professionnel du marketing, il faut le savoir, et il faut garder les pieds sur terre. La boucle est bouclée : le professionnel du marketing s’occupe des gens. »

Certains annonceurs s’en occupent en effet trop peu. Les agences et les annonceurs se sont perdus de vue pendant quelques années, mais je crois que ces deux mondes sont de nouveau en train d’évoluer l’un vers l’autre.

« C’est vrai. On perd aujourd’hui trop de temps à se demander s’il faudrait ou non faire quelque chose sur Facebook, par exemple. On discute encore trop des possibilités technologiques au lieu des idées. Les études de marché, l’anthropologie et la philosophie sont très importantes dans ce domaine. »

Tout change, sauf la nature humaine.

« Avant, en publicité, la provocation servait à attirer l’attention ; aujourd’hui, la provocation sert à être pertinent. Ce qui m’amène à vous poser une question pour clôturer notre conversation : quel genre d’annonceur vous donne de l’énergie, en tant que publicitaire ? »

Un annonceur qui est direct et critique pendant le processus de création, mais qui veut construire quelque chose avec nous. Pour un annonceur, il est important d’être important pour une agence. Pas seulement du point de vue financier ; il faut faire en sorte que tout le monde à l’agence veuille simplement travailler pour vous.