Geert Noels : « Nous formons des gens trop dociles »

Articles traduits

L'économiste Geert Noels aime regarder au-delà des chiffres et des tableaux. En tant que leader d'opinion, il met des faits en perspective et considère l'économie mondiale sous un angle surprenant et stimulant. Dans son nouvel ouvrage Gigantisme, paru cette année, il explique la façon dont nous pouvons résoudre nos problèmes actuels. - Wim De Mont

Geert Noels travaille dans le domaine économique chez Econopolis, mais il publie aussi des articles, des tribunes et des livres sur le sujet. L'un peut-il aller sans l'autre ? A-t-il besoin de ces deux types d'activités pour trouver une sorte d'équilibre, ou cherche-t-il sa propre orientation à l'aide de ses publications ? D'après M. Noels, la situation est comparable aux sportifs qui font du sport et se limitent à leur activité, et aux sportifs qui ont également une opinion, tels que Sven Nys. Ils essaient de donner une dimension supplémentaire à un travail « technique ». « Mon travail aussi est technique, » explique-t-il : « L'économie et les finances. Mais j'y vois également une fonction sociale, car l'économie est indissociable de l'être humain. Avec des opinions, on peut diriger, ou inspirer les gens. En ai-je besoin ? Cela ne m'est pas venu tout seul, mais plutôt progressivement. J'ai fait du théâtre à l'école, puis j'ai fait de la radio libre... J'ai toujours été doué pour m'exprimer. Cela a toujours fait partie de moi. »

Geert Noels (© Econopolis) : « Si nous ne prenons pas l'environnement et le climat au sérieux, nous en souffrirons beaucoup. »

À quel moment de votre vie vous êtes-vous dit : je vais devenir économiste ?

Geert Noels :« Ce qui m'intéressait avant tout, c'était d'avoir une sorte de perspective aérienne. Est-ce que je voulais exceller dans un secteur de niche, ou est-ce que je préférais avoir une perspective plus large ? J'ai choisi la deuxième option. Et j'ai écrit à ce sujet. Gigantisme est une analyse qui parle à beaucoup de gens. Il ne s'agit pas d'un livre extrémiste qui s'adresse uniquement à un public spécifique. Même ceux qui vivent du gigantisme peuvent y trouver des éclairages et se rendre compte qu'ils vont peut-être trop loin. Certains n'apprécieront sans doute pas. C'est une base : le livre ne fait que 200 pages. Mais cette analyse vous permet d'y associer de nombreuses choses. L'obésité aussi a des fondements économiques, et nous devons y remédier, pas seulement en donnant des médicaments aux gens, mais aussi en s'intéressant aux stimuli économiques et financiers qui se trouvent à la racine du problème. »

Gigantisme pointe du doigt les conséquences sociales de l'économie, et vous plaidez en faveur de plus de durabilité. Vos idées vont-elles parfois à l'encontre des attentes ou des souhaits des clients d'Econopolis ?

Geert Noels : « Mes clients ont tous un intérêt pour la durabilité. Je les ai d'ailleurs sélectionnés moi-même. Nous disposons donc d'un groupe agréable de clients, car ils affirment qu'il est important que leur argent pousse la société dans la bonne direction. C'est une niche. Ils viennent chez nous car notre style leur plaît. Ce n'est pas de la pure spéculation. De manière générale, l'argent est utilisé de manière plus consciente qu'il y a dix ans. Le livre parle bien sûr aussi de thèmes dont ils n'aiment pas entendre parler, mais pas au point d'en être choqués. Il incite à la discussion, et nos clients y sont ouverts. »

Dans votre livre, vous évoquez les règles « souples » qui sont parfois appliquées au Monopoly. N'y a-t-il pas trop de tricheurs dans la vraie économie ?

Geert Noels : « Oui, mais ce n'est pas la faute de l'économie, mais bien celle des gens. Si vous ne contrôlez pas les règles, il ne faut pas s'étonner que les gens ne les suivent pas. Installez des radars, et la loi sera mieux respectée. Cela n'a rien à voir avec le fait que les gens ne connaissent pas les règles. Parfois, elles doivent être renforcées. Comme le sport, l'économie est très compétitive. Après les scandales de l'EPO, nous pensions que le cyclisme était devenu plus propre, puis Lance Armstrong est arrivé. Il en va de même pour l'environnement. Nous n'avons pas été assez attentifs, et aujourd'hui, nous constatons que la planète entière fait face à de grands défis. Personne ne se sent responsable de la “soupe de plastique” dans les océans, mais en même temps, nous savons que nous avons tous notre part de responsabilité. Comment aborder ce problème ? »

Quel rôle joue l'économie dans ce contexte ?

Geert Noels :« Les modèles économiques proviennent du côté rationnel de l'être humain. Et pourtant, certains aspects chez l'homme peuvent être très irrationnels ou irresponsables. Peut-être les économistes passent-ils à côté, ou sont-ils trop naïfs. Ils plaident en faveur d'un marché libre, mais si vous ne le réglementez pas un minimum, il risque de dérailler. Il faudrait beaucoup élargir la formation des économistes de façon à ce qu'ils relativisent davantage et cessent de penser qu'il suffit d'appuyer sur des boutons (par exemple ceux des banques centrales) pour tout régler. Les économistes doivent mieux assumer les responsabilités de ce qu'ils font. Les banquiers qui sont en faute bénéficient d'un sauvetage et ne doivent même pas rendre rétroactivement leurs bonus. »

« Si nous ne réformons pas l'Europe, cela se terminera mal. » – Geert Noels

Que peuvent faire les autorités pour freiner le gigantisme ?

Geert Noels : « Les autorités peuvent faire comme tous les individus : réfléchir à l'utilité réelle d'une entité plus grande. Cela vaut aussi pour les soins de santé, la mobilité, les villes : que peut-on faire à plus petite échelle ? Cette tendance voit déjà le jour, elle prête plus d'attention aux communautés. Peut-être faudrait-il moins de réglementations pour les petites choses, parce qu'on peut se heurter très vite à d'autres réglementations si on agit très localement. »

Peut-on encore faire beaucoup de choses au niveau de la Belgique ?

Geert Noels :« Sur les plans sportif et culturel, nous sommes maintenant très bien placés. Nous n'avons plus de complexe de Calimero. Sur le plan économique, c'est moins le cas, les ambitions et les formations pour devenir un acteur international laissent encore à désirer. Nous aimons les success stories, mais elles restent trop rares. La vague économique belge est trop faible. À mon avis, il s'agit d'une conséquence de l'enseignement : nous formons des gens trop dociles. Je ne connais pas l'ensemble de l'univers des start-up, mais sans doute les autorités devraient-elles réaliser davantage de commandes auprès des start-up au lieu de se limiter à des subsides. À l'étranger, ces subsides sont parfois mal vus. »

Lors des élections de mai 2019, il y a eu de nombreux votes de protestation qui sont revenus entre autres à l'extrême gauche et l'extrême droite. Cela a-t-il un lien avec le populisme en réponse au gigantisme ?

Geert Noels :« Tout à fait ! Le populisme est un terme utilisé pour ne pas devoir répondre aux frustrations latentes. Mais ces frustrations latentes sont souvent le fruit du gigantisme. Mon livre cherche à définir plus concrètement ce qui donnera aux personnes qui ne disposent pas d'une vue d'ensemble les outils pour rejeter le système. Mais je ne rejette pas le système. “Mettons fin à l'Europe”, c'est populiste. Moi, je dis : “Réformons l'Europe.” Je ne condamne pas les populistes, mais j'espère qu'ils liront mon livre pour se rendre compte que leurs frustrations peuvent être mieux canalisées, au lieu de tirer sur tout ce qui bouge. Et j'espère que les autres verront leur part de responsabilité dans l'apparition de ces frustrations. Tout le monde doit faire des efforts. Si nous ne réformons pas l'Europe, cela se terminera mal. Si nous ne prenons pas l'environnement et le climat au sérieux, nous en souffrirons beaucoup. Si nous ne voyons pas que certains accroissements d'échelle mènent au burnout et à la dépression, nous aurons du mal à suivre avec les dépenses consacrées à l'accompagnement et aux médicaments. Tout le monde peut faire une différence, la persuasion est très puissante. L'objectif de mon travail est que quelqu'un, après la lecture de mon livre, dise lors d'un conseil d'administration que nous devons désormais adopter une approche différente. »