Les Caudron: « Je n’ai jamais dit ça ! »

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Jo & Ben Caudron

Interviewer Ben et Jo Caudron ensemble ? Quoi de plus logique ! Les deux frères ont un passé professionnel commun. Ce qui est nettement moins logique ? Le fait, justement, qu’ils partagent un passé professionnel. Attention, interview mouvementée, âmes sensibles s’abstenir. Armez-vous de votre ironie avant de commencer la lecture.

Nous avons rendez-vous dans un restaurant du centre de Bruxelles. Ben arrive en premier et me met en garde, avant même que nous soyons assis, que Jo et lui sont radicalement différents. Je mentionne la célèbre interview télévisée de Roger et (feu) Eric De Vlaeminck, où le jeune Roger claque la porte en déclarant qu’il est « impossible de parler à une telle personne ». Mais Ben me rassure : normalement, on ne devrait pas en arriver là. Et pendant que Jo gare « sa petite auto » (c’est ainsi que Ben appelle la Tesla de Jo), Ben et moi commandons déjà une bière blanche de Tubize comme apéritif. Jo nous rattrape.

Les deux frères se saluent chaleureusement et, rassuré, je commence mon interview. Il s’avère que je n’ai en réalité pas besoin de dire grand-chose. Une demi-phrase suffit à inspirer aux ‘bro's’ un dialogue qui ressemble davantage à une partie de ping-pong qu’à un échange d’idées. Dans la mêlée, ils se mettent même à parler de leurs chaussures (des Floris van Bommel). De temps en temps, l’un d’entre eux, parfois les deux, se tourne vers l’enregistreur pour s’indigner : « Je n’ai jamais dit ça ! », suivi par « Nous démentons ça ! », ou encore « C’est tiré de son contexte ! ».

Jo, de son propre aveu, semble plutôt paranoïaque (surtout lorsqu’il s’agit de regarder avec scepticisme ce que font les monopoles), « Mais Ben est encore plus parano que moi. »
Un mot sur l’importance de Twitter ? « Je ne m’en sers que pour mes communications personnelles, » dit Jo. « Propagande ! » s’écrie Ben, avant de me glisser : « J’espère que vous n’écrivez pas tout ! »

Les gens embêtants

Commençons par le commencement. Ben et Jo ont grandi à Oudegem, près de Termonde, dans une famille normale. Leur père était distributeur de journaux, facteur, linotypiste et photographe amateur. Leur mère était infirmière avant de se diriger vers l’enseignement. « Notre père était un socialiste de salon, » dit Jo. « Notre grand-père était un vrai communiste, » réalise-t-il ensuite. Tous deux étaient scolarisés à Termonde. Ben, l’aîné (« heureusement que nous n’avons pas d’autre frère ou sœur, » dit Jo), a étudié la sociologie. « Inspiré par les sociologues que je voyais à la télévision, » précise-t-il. « C’était toujours des ‘gens embêtants’. Ils me plaisaient bien et cela m’a paru être un choix raisonnable. Comme j’avais beaucoup de temps libre, j’ai aussi étudié pas mal de psychologie, mais sans être diplômé ; et dans la sociologie, je me suis penché sur les phénomènes qui font que les gens définissent les choses souvent de façon trop étroite. » Quelques années plus tard, son frère, Jo, de trois ans son cadet, s’attaque aux langues slaves. Sans grand succès, à en témoigner les quelques mots de russe qu’il prononce et qui signifient probablement « pas bon ». « Ensuite j’ai fait les études de ma vie, » dit-il en riant. « Un graduat en confection textile. Super facile. En fait, ma mère a essayé de m’en empêcher. Mais j’ai choisi l’option marketing. » Il trouve ensuite du travail immédiatement. Avec quelques collègues qui trouvaient également qu’ils pourraient faire mieux que leurs employeurs, Jo crée une entreprise qui vend sa propre ligne de vêtements. « En réalité, c’était la genèse de The Reference, » explique-t-il. « Nous voulions que des boutiques indépendantes puissent consulter les stocks des autres sur un ordinateur. Après un an, nous avons constaté que notre propre collection ne fonctionnait pas et, avec l’argent restant, nous voulions faire quelque chose dans les ordinateurs. »

It smelled interesting

A l’époque, Ben faisait de la recherche à l’Université de Gand mais serait parti, selon ses dires, en claquant la porte. « Un soir où nous étions au café, nous avons décidé de créer une nouvelle boîte, » dit-il. C’était en 1993. On ne parlait pas encore du world wide web mais internet ‘smelled interesting’, car un chat n’y aurait pas retrouvé ses petits. Tout à coup, deux providers commerciaux ont fait leur apparition sur le marché. Nous avions les numéros 3 et 4 chez Innet, pour vous dire à quel point nous étions tôt. »

Après avoir rencontré Michel Bauwens, le concept était ficelé : on ferait de l'information mining, raconte Jo : « C’est ce que nous voulions proposer aux entreprises, d’où le nom The Reference. Seule ombre au tableau : cela n’intéressait personne. Mais ce travail de recherche n’a pas été vain : nous avons appris le HTML par nous-mêmes et nous pouvions faire des hyperliens. Nous créions en fait un genre d’intranet hors ligne. Jusqu’au jour où quelqu’un de chez Eunet nous a dit : ‘Les gars, ce qu’il faut faire, c’est des sites internet’. Et nous voilà devenus les premiers créateurs de sites web en Belgique. » Parmi leurs clients, De Tijd, De Efteling, Cera et presque toutes les banques. « Aujourd’hui, ce serait inimaginable d’avoir toutes les banques dans sa clientèle, » ajoute Ben.

‘Nous’, c’est un trio qui a un jour tenté de vendre une collection de vêtements, plus Ben. La répartition des tâches a vite été réglée. Le styliste est devenu informaticien, Jo est devenu CEO et responsable des stratégies et de la vente, le CFO est resté CFO et Ben était creative director. « En cinq ans, nous étions presque 200 personnes, et puis en deux ans nous sommes repassé à 60 puis à 30, » explique Jo. Le crash de 2001-2002 a été le coup de grâce. En 2013, les frères se sont retirés.

Réalisme vs. Opportunisme

Cependant, l’envie de travailler ensemble était toujours bien présente. Ils créèrent quelques entreprises – leur dernier projet commun était One Agency – jusqu’en 2009. Entre temps, Ben avait commencé à travailler avec Peter Hinssen. « Jo avait alors commencé chez Dear Media (devenu Duval Union Consulting, ndlr) et j’en avais marre de toutes les bêtises du business, » raconte Ben, qui ne fait plus que rarement de la consultance. Et quand il en fait, c’est pour aider des entreprises amies par une analyse critique de ‘all things digital’. « Tu ne veux pas acheter ma SPRL ? » demande-t-il en riant. En tout cas, il s’est mis à écrire davantage et a fait ses premiers pas dans l’enseignement supérieur en tant que professeur de sociologie. « J’analyse et je donne cours, dit-il, mais je ne participe quasiment plus à des contrats commerciaux. »

Jo, si. Et c’est peut-être là la plus grande différence entre les deux frères. Mais, finalement, comment se passait leur collaboration ? « C’était difficile et il a fallu des années pour trouver un équilibre, » répond Jo. « De nombreuses choses coïncidaient bien, mais d’autres non. Nous sommes le miroir l’un de l’autre, mais nous avons chacun notre tempérament. J’étais le CEO, mais en réalité c’était un travail d’équipe à quatre, et il est arrivé que j’aille parfois plus vite que les autres et que cela crée des tensions. Après 15 ans, c’était une saine décision que de partir vers d’autres horizons. »

Ben a un regard plus critique – ‘plus réaliste’, dit-il – sur les nouvelles choses, Jo cherche plutôt, selon ses propres dires, des opportunités (commerciales), il est opportuniste et pragmatique, mais sans tomber dans la naïveté : « Un jour ou l’autre, nous allons devoir payer le prix du fait qu’il n’y ait qu’un seul Facebook et un seul Google. »

Love to hate

On dirait parfois que les deux frères adorent se détester. Lorsque Ben est plus critique que Jo, par exemple. « Tu m’as attaqué sur Facebook, » dit Jo, avant de se tourner vers l’interviewer : « Je ne peux rien écrire sur les disruptions du marché, sinon il rapplique. Il m’attaque en public. » Et Ben de s’écrier : « Tu es une fucking cheerleader ! Je n’ai même pas cité de nom ! » Jo éclate de rire : « Ah bon ? Tu parlais d’un autre petit frère, peut-être ? Tu devrais être fier de ton petit frère ! » Le journaliste et le photographe ont l’impression d’assister à un dîner aux chandelles qui tourne au vinaigre. Heureusement, les deux frères se connaissent par cœur et n’ont aucun mal à surmonter leurs différends. D’ailleurs, quand je leur demande s’ils se voient encore souvent, Jo répond « Une fois par an » – à Noël, donc, – ce à quoi ils ajoutent à l’unisson : « C’est déjà beaucoup trop ! ». Le hasard fera qu’ils se reverront à nouveau bientôt dans un contexte familial, mais professionnellement, ils ne travaillent plus ensemble. « Si je cherche à me débarrasser d’un client, parfois je l’envoie d’abord chez Ben, » dit Jo. « Mais je le refuse, bien évidemment, » rétorque Ben.

Le capitalisme sauvage

« En fin de compte, » lance le frère qui a l’habitude de chercher des compromis, une qualité essentielle à la fois pour conclure des contrats et pour maintenir la paix familiale, « nous ne sommes pas si différents. » « Le voilà qui recommence, » grommelle son frère, Ben, donc. Mais Jo poursuit, indifférent : « Dans le fond, nous analysons les choses en grande partie de la même façon, nous avons plus en commun que ce qu’il n’y paraît. Mais nous faisons des choses différentes. Je ne suis pas un intellectuel. » Ben l’interrompt : « Tu es un vendeur. Et un bon ! C’est vrai, non ? Lorsque tu termines une intervention télévisée en disant ‘nous ne pouvons pas arrêter le futur’, ce n’est pas rien ! Il parlait d’Uber. Pour être précis, tu as dit ‘nous ne pouvons pas arrêter Uber.’ Et pourquoi pas ? » S’en suit alors tout un débat qui culminera par une tirade de Ben – manifestement partisan de la critique de la société du linguiste Noam Chomsky – à l’encontre du ‘capitalisme sauvage du 21ème siècle’ qui se manifeste par des entreprises telles que Uber. Jo réagit : « Tu peux les bombarder, les détruire avec des tapis de bombes ! », mais Ben fait comme s’il n’avait rien entendu et poursuit : « Uber fait son chiffre d’affaire sur le fait que d’autres prennent des risques à sa place. Un chauffeur Uber n’a pas la possibilité de ne pas être indépendant. Uber ne participe pas à la protection sociale des gens qui travaillent pour eux. »

Jo : « Voilà, j’essaie de trouver la valeur ajoutée, mais économiquement, je suis simplement à droite. » Ben a un regard compatissant et fait une blague sur le rameur de Jo.

Sur le muret

« Il ne parle pas trop ? » demande Jo à l’intervieweur en pointant son frère. Il enchaîne : « Pour revenir sur les disruptions, Amazon commence seulement à engranger des bénéfices. On pourrait dire que ce n’est pas juste, qu’ils détruisent tous leurs concurrents… Mais le vrai combat n’est pas entre les magasins classiques et un nouveau venu qui profite de l’argent de Wall Street. Le vrai combat, c’est que le retail est défié par un joueur qui réinvesti sans cesse tout son bénéfice. Ben, avec The Reference, nous sommes quand même passés de 4 à 100 employés à partir de nos fonds, sans se verser de salaire à nous-mêmes, non ? » Mais pour Ben, ne pas verser de salaire est et reste une distorsion de marché, point final.

La discussion se poursuit encore un peu – « Ah, quelle interview ! » (Jo) et « C’était ce qui était prévu dans l’e-mail, non ? » (Ben) – et nous en sommes au café. Notre photographe demande ensuite aux frères s’ils ont le temps de prendre la pause dehors. Ils ont le temps, et même le temps de s’apprêter. Ben ajuste son chapeau et ses boutons de manchette, Jo enfile une casquette. Après quoi, le photographe les fait poser un moment en équilibre sur un muret. La vie de famille est tellement simple !