L’innovation va au delà de la technologie 

Dinner in the sky

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 Dinner in the sky

PUB a réuni Gert Ysebaert, un homme de médias « pur sang » et Bruno Segers, un entrepreneur avec le goût de la culture pour un dialogue de haut vol, au propre comme au figuré puisque, pour l’occasion, PUB a pu utiliser l’infrastructure de « Diner in the Sky ».

- Wim De Mont

Depuis 2013, Gert Ysebaert est ceo de Mediahuis et par tant, l’un des grands noms du secteur média belge (et néerlandais). Il est actif dans la presse quotidienne (De Standaard, Het Nieuwsblad, Gazet van Antwerpen, Het Belang van Limburg et aux Pays-Bas NRC et De Telegraaf, entre autres), dans l’audiovisuel (participation dans De Vijver Media, Radio Nostalgie,…) et dans d’autres domaines, tels que les petites annonces avec Hebbes.be, Vroom.be, Zimmo.be et jobat.be, le content marketing (Content Connections) et des publications spécialisées comme The Bulletin et Made In. En 1989, Gert Ysebaert était entré au service de Corelio et, hormis une brève interruption (auprès de l’éditeur Lannoo), il est resté fidèle à Corelio et maintenant à Mediahuis. Bruno Segers, en tant que managing partner de All Together est directeur non-exécutif de Flanders Investment &
Trade et administrateur d’entreprises privées telles que Anubex et Cullen International. Auparavant, il était également ceo de RealDolmen et general manager de Microsoft Belgium. En tant que propriétaire de Villanella, il est l’un des moteurs de DE Studio, le nouveau visage de Studio Herman Teirlinck au cœur d’Anvers.

What if (not)?

Cela faisait déjà un petit temps que PUB voulait rencontrer Gert Ysebaert, mais nous savions que l’été dernier n’était pas le bon moment : le rachat du groupe médiatique néerlandais TMG, avec la famille Van Puijenbroek qui a entre temps rejoint le capital de Mediahuis, a pris plus de temps que prévu. « Notre élargissement vers les Pays-Bas est en partie opportuniste. L’économie d’échelle que l’on peut réaliser par une coopération entre les journaux flamands et les journaux de NRC Media, Mediagroep Limburg et Telegraaf Media Groep aux Pays-Bas est énorme. Pensez par exemple aux investissements qui sont nécessaires dans le domaine de l’innovation. Ensemble, nous pouvons faire des choses qui auraient été impossible à réaliser seul, » commente Gert Ysebaert au sujet de l’expansion aux Pays-Bas. « Surtout avec la transformation numérique et la rapidité avec laquelle cette transformation a lieu dans notre secteur. Nous nous sommes demandé : que se passerait-il si on n’y arrivait pas ? ».

Bruno Segers opine immédiatement du chef. « J’ai pu vivre la transformation numérique de l’intérieur, » dit-il. En effet, notre homme a beaucoup travaillé pour des entreprises cotées en bourse et pour qui le trimestre suivant était capital et il a vu le monde devenir numérique ‘à la vitesse de la lumière’. « En 1995, je travaillais chez Lotus qui venait tout juste d’être repris par IBM et j’ai entendu Nicholas Negroponte dire que tout ce qui pouvait être numérisé le sera. Mais on était loin de s’imaginer à quelle vitesse cela aurait lieu. Le business model du moment c’est ‘vendre les gens et leur comportement en ligne’, en réalité, je trouve ça criminel. »

Gert Ysebaert semble étonné d’entendre un homme de la technologie remettre cela en question. « Des entreprises comme Google et Facebook disent qu’elles améliorent le monde, » réagit notre éditeur. « La question est : à quel prix ? Aujourd’hui, ils sont responsables d’une révolution du paysage médiatique qui fait une énorme pression sur notre business model. Google et Facebook sont actuellement à la pointe de l’innovation en ce qui concerne les données et leur commercialisation. Et nous constatons que l’annonceur est intéressé, il veut que son public cible puisse être atteint de façon de plus en plus ciblée. Nous pensons aussi que l’avenir sera de proposer un contenu ciblé et de qualité à la bonne personne au bon moment. Sauf que nous voulons que cela soit fait en toute transparence et dans le respect de nos lecteurs et de nos annonceurs. Ce n’est que comme cela que nous pourrons faire la différence en tant qu’acteur local et fournisseur d’un journalisme de qualité. »

Une époque formidable

Comment Gert Ysebaert voit-il les médias évoluer, demande Bruno Segers, qui en profite pour jouer les journalistes. « Il y a énormément de choses à dire là-dessus, » rit Gert Ysebaert. « On vit une époque formidable. Nos médias d’actualité atteignent plus de monde que jamais et ne sont plus confinés au papier. Par exemple, aujourd’hui, la vidéo fait partie intégrante de l’offre journalistique. Nous évoluons de plus en plus d’une entreprise de print en entreprise audiovisuelle. A l’heure actuelle, il est important de comprendre que tous les consommateurs d’actualité n’ont pas soif de changements. Les journaux papier sont et resteront une référence pour de nombreux consommateurs. C’est pourquoi nous menons une politique double qui nous permet de servir les deux publics cibles. Nous chérissons notre façon de travailler classique, mais nous misons également beaucoup sur l’innovation. » Dans le bouquet médiatique, beaucoup est fait pour les jeunes, constate Bruno Segers. Le vieillissement de la population n’est-il pas une aubaine pour les médias ? Les personnes plus âgées ont de l’argent. « C’est vrai qu’en ce moment, on fait moins attention aux 55+, » répond Gert Ysebaert. « Mais tout le marché n’évolue pas aussi vite que le pensent certains. Comme je disais, certaines personnes réclament que l’on garde les choses en l’état, tandis que d’autres sont déjà en train de faire le switch numérique. Il faut pouvoir satisfaire les deux camps. Et l’innovation, c’est bien plus que la technologie. Pour moi, l’innovation c’est comprendre qu’il faut faire d’autres choses ou les mêmes choses différemment. C’est ce que nous faisons avec De Correspondenten dans De Standaard, par exemple. C’est une autre forme de journalisme, de storytelling. L’innovation signifie pour moi d’adapter ses activités à ce que l’on vit aujourd’hui. »

D’ailleurs, outre la reprise de TMG, est-ce que Mediahuis a d’autres projets ? « Dans les mois et les années à venir, nous allons nous concentrer sur le fonctionnement de Mediahuis en tant que groupe. Collaborer là où c’est pertinent, au delà des frontières, tout en donnant un maximum d’autonomie et de responsabilités aux gens. Après le développement de nos marques d’actualité, nous aurons certainement l’occasion de développer le secteur des petites annonces, ainsi que le secteur audiovisuel. » ( Gert Ysebaert ne dira rien de plus sur ce dernier point, mais nous savons désormais que l’on parle de la future structure d’actionnaires chez De Vijver Media, ndlr).

Droit de publication

Aujourd’hui, nous devons tous faire plus avec moins, constate Bruno Segers, et la facilité avec laquelle une entreprise telle que Facebook fait rentrer de l’argent avec du ‘contenu’ qui lui vient d’ailleurs est déconcertante. Peut-être que le problème est avant tout fiscal, suggère-t-on. « Ca c’est encore autre chose, » admet Gert Ysebaert. « Mais pour nous, le plus important c’est le droit de publication. C’est pour nous très important, et il serait urgent que l’on mette au point des règles claires là-dessus. L’internet c’est la liberté, dit-on, très bien, mais il faut que la concurrence reste équitable. Il faut voir comment les médias vont pouvoir conserver leur écosystème. »

La véritable question serait-elle de savoir si les médias peuvent garder leur rôle de quatrième pouvoir ? Les réseaux sociaux ne les ont-ils pas (partiellement) remplacés sur ce point ? « Les réseaux sociaux permettent le dialogue direct, » avance Gert Ysebaert, « ce n’est pas une mauvaise chose en soi, et en tant que média, il ne faut pas être sur la défensive. » Et qu’en est-il du respect de la vie privée ? « Pffft ! Je ne dis plus rien là-dessus ! » s’exclame Bruno Segers, qui avait participé à une start-up qui visait, mais en vain, à créer des transactions en ligne sûres et authentiques dans le respect de la vie privée de tout le monde. « It’s too late. Tant que les Google et Facebook de ce monde font ce qu’ils veulent, c’est un combat perdu d’avance. »

Google rétorquerait à cela qu’en échange de vos données, vous recevez un service, dit Gert Ysebaert qui se fait l’avocat du diable. Mais son interlocuteur n’est pas impressionné, pour lui, l’équilibre souhaitable est loin d’être atteint. Bruxelles – lire la Commission européenne – est peut-être le seul endroit où l’on peut encore en débattre, trouve-t-il. « Un débat qui est nécessaire, bien sûr, » répond Gert Ysebaert. « A l’heure actuelle, notre business model aussi se base grandement sur les données de nos lecteurs. Et l’importance des données ne va faire que prendre de l’ampleur. A nouveau, il est important de respecter les lecteurs. Ceux qui sont disposés à partager leurs données doivent aussi y voir l’intérêt. Par exemple, en recevant du contenu, mais aussi des publicités, qui leur correspondent. »

Pas d’abus, s’il vous plaît

Les efforts consentis, c’est entre autres le soutien apporté par Google aux éditeurs en terme d’innovation. Nos autorités sont invitées à les prendre en exemple pour leur organisation rapide et peu bureaucratique, pense Gert Ysebaert. Même si pour Google, cela fait partie des relations publiques, c’est un bel exemple de financement, de construction d’un réseau et d’apprentissage. « Les autorités pourraient effectivement apprendre une chose ou l’autre de cette rapidité et de cette manière d’innover, » confirme Bruno Segers. Du côté des entrepreneurs, on ne regarde pas que le trimestre suivant, lance-t-il. En 2002, Bill Gates parlait déjà des quatre écrans, à l’époque cela relevait de la prophétie. Pourtant, on voit bien que Facebook et Google ne font pas de vrai contenu eux-mêmes, bien que Facebook s’y mette. Il faudrait y opposer un modèle équitable. « Ces entreprises nous font croire qu’elles vendent des technologies, mais elles vendent de la publicité, » conclut Gert Ysebaert. « Il y a de bonnes choses pour le consommateur, mais un écosystème local doit subsister. »

Tout entrepreneur rêve d’un monopole, et c’est bien normal, pense Bruno Segers : « Je n’ai rien contre la technologie, je lui dois même ma carrière. Un tel monopole ne peut juste pas faire l’objet d’abus. Il y a bien évidemment d’autres paramètres. Pour les Leeuwen van de Export aussi, par exemple. Chez Flanders Investment & Trade, où nous opérons cette distinction, on se demande comment comparer une production artisanale de chocolats et une entreprise de logiciels en termes de valeur ajoutée, d’emploi, etc. Quelles sont les références pour cela ? La matière première d’une entreprise de logiciels se trouve entre 1m50 et 2m du sol. Et puis de toutes façon, toutes les entreprises, même celles de productions, sont déjà un peu devenues des entreprises de logiciel.

Le cœur du citoyen

Nous terminons par une question presque philosophique : comment le numérique peut-il conquérir le cœur des citoyens ? Car de nombreuses personnes perçoivent la technologie comme une menace. « L’économiste Peter De Keyzer compare notre époque avec 1585 et le siège d’Anvers, » dit Bruno Segers. « C’est la fin de notre âge d’or. La ville est coupée du transport fluvial et Amsterdam prospère. Nous ne pouvons pas nous couper du courant numérique, rien ne sert de lutter contre la numérisation. Il faut en faire quelque chose de positif. La numérisation peut aussi être porteuse d’opportunités, ce que les médias ne laissent peut-être pas assez transparaître. » Gert Ysebaert, l’homme de médias, se sent-il visé ? « Il s’agit de trouver le bon ton, » conclut-il. « Il faut être critique tout en mettant en avant les opportunités. La confiance et la transparence, aussi bien envers le lecteur que l’annonceur, ce sont pour nous les mots clés. »

(quotes)

Gert Ysebaert (Mediahuis) : « Pour moi, l’innovation c’est comprendre qu’il faut faire d’autres choses ou les mêmes choses différemment. »

Bruno Segers (All Together) : « Rien ne sert de lutter contre la numérisation. Il faut en faire quelque chose de positif. »

(streamers)

« La numérisation est porteuse d’opportunités » – Bruno Segers

« S’adapter à ce que l’on vit aujourd’hui » – Gert Ysebaert