Une obligation de discrétion

Une obligation de discrétion - Bernard Marchant foto 1 PUB7-2014

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Si la Flandre et les Pays-Bas ont Christian Van Thillo, la Belgique francophone et la France ont Bernard Marchant. La comparaison s'arrête là, même si les deux hommes ont des destins médiatiques imbriqués.

Depuis 2001, année où il prend le gouvernail du groupe Rossel, Bernard Marchant s'est rapidement immergé dans l'univers de la presse, un monde qui n'était pas le sien de par sa naissance. Etape par étape, il a imprimé son rythme au groupe de presse familial. A son actif: la réorganisation de l'activité presse quotidienne, avec un penchant affirmé pour la régionale, des acquisitions sur le territoire national – le tandem L'Echo et De Tijden partenariat avec De Persgroep – et aussi en France, avec La Voix du Nord. Notre homme a d'ailleurs souvent le regard tourné en direction de l'Hexagone. Le groupe est aussi présent dans l'Est avec le quotidien L'Union et ne désespère pas de pouvoir mettre la main sur Nice-Matin, un titre qui a donné à Bernard Marchant du fil à retordre et pour lequel il est encore actuellement en lice. Parallèlement à ces chantiers, ceux de la numérisation de la presse et de la recherche d'un modèle de monétisation idéal représentent également un sujet de réflexion permanent.

Entre les premières années à la tête du groupe et la réalité d'aujourd'hui, peut-on dire que vous avez mangé votre pain blanc avant votre pain noir?
J'ai plutôt l'impression que j'ai goûté au pain noir en 2001 et qu'aujourd'hui, c'est du pain gris qu'il y a au menu. Personne n'a du pain blanc dans l'économie actuelle. Si vous êtes constructeur automobile, vous avez de fameux challenges à relever, car le modèle économique connaît une mutation. De notre côté, les fondamentaux changent parce que la digitalisation s'est faite avec une certaine inertie. Il est important d'être dans le bon tempo du changement. Ce n'est pas simple. Heureusement que nous n'avons pas suivi les grandes tendances annoncées à l'époque, comme celle qui prédisait que la publicité allait payer les développements numériques. Nos recettes de diffusion n'ont jamais été aussi importantes par rapport à nos revenus publicitaires. Les mutations profondes que nous vivons sont longues à mettre en place. Dans les années 90, quand je travaillais chez Olivetti, il y avait déjà des tablettes, mais il a fallu longtemps pour qu'elles soient disponibles pour le grand public. Pour que les réseaux fonctionnent, c'est une vingtaine d'années qui se sont écoulées. Beaucoup de sociétés se sont plantées parce qu'elles ont misé sur un développement rapide de ceux-ci! En tant qu'entreprise de communication, nous sommes au cœur de ces changements.

JE PRÉFÈRE QUE LES JOURNALISTES FASSENT LEUR PROPRE MARKETING

Quels sont les défis à relever en 2014 pour le groupe Rossel?
Je pense que nos offres ne sont pas en phase avec ce que nous devrions pouvoir proposer aujourd'hui. Il y a une insatisfaction de ma part, et je pense aussi du côté des lecteurs, par rapport au potentiel que nous pourrions leur proposer et ce qu'ils ont aujourd'hui en main. Nous avons un peu trop décalé la qualité de nos offres numériques. Nous ne sommes pas les seuls dans cette situation. Nous avons toutefois de véritables journaux numériques, avec nos produits « Plus », Le Soir Plus et Sudpresse Plus. Il y a des modèles payants intéressants, comme celui du New York Times, qui est arrivé à avoir plus de 50% de ses revenus issus du numérique. Or ils sont en état de frustration, car ils sont à un tournant. Leur offre numérique payante n'est plus en phase avec les attentes des lecteurs: elle s'inspire trop de la lecture papier. Pourtant, ils ont trouvé leur modèle économique, en réussissant à convaincre leur lectorat que la valeur éditoriale de leurs contenus devait être payante et non plus gratuite.

CONTEXTUALISER L’INFORMATION

Etes-vous serein par rapport à cette période de mutation médiatique?
Nous sommes sur un modèle évolutif. 2014 ne représente pas une fracture. Nous avons par contre découvert le déphasement du développement publicitaire sur le numérique, par rapport à notre activité. Le développement de la communication publicitaire est floue. On mélange tout… On a tendance à dire que le numérique est un média; il n'en n'est rien: c'est un support de médias. Si le marché publicitaire déclare vouloir jouer la carte du RTB (real time bidding), je le comprends, cela correspond à un type de besoins de communication, mais non à un ensemble de besoins. Aujourd'hui, il y a beaucoup de confusions. Je suis interpellé parfois par la manière dont les annonceurs, qui ont une communication ciblée, procèdent. Ils se retrouvent sur des types de supports qui n'ont rien à voir avec la capacité d'informer les gens. On peut buzzer mais on ne fait pas de la communication d'image ou d'entreprise à travers du buzz. Il y a un effet de mode. Reste à voir ce que cela va apporter à la politique de communication des annonceurs... Nous devons être présents sur les réseaux sociaux, ça va de soi. Mais sans oublier que notre métier de base est d'éditer de l'information. Nous devons contextualiser l'information au bon endroit et au bon moment par rapport au lecteur. Le marché publicitaire doit faire la même chose avec les messages publicitaires. Ils doivent contextualiser, éditer, c'est-à-dire placer au bon endroit.

Vous vous sentez interpellé par les approches comme le RTB?
Par la façon dont elles sont mises en œuvre, oui. Dans le monde de la communication, la qualité des messages prime par rapport à tout le reste. Or ici, c'est l'achat qui prime. C'est totalement en décalage. Quand une campagne publicitaire est construite, son message doit être cohérent par rapport au support qui va la porter. Ceci est lié à la segmentation des modes de communication. Avant, nous avions quatre, cinq grandes autoroutes; aujourd'hui, il y a une grande segmentation. Il faut donc reconstruire ces liens. Nous, éditeurs, ne sommes pas acteurs dans cette pièce. Nous pouvons décider de jouer la carte de l'inventaire à tout prix ou essayer de qualifier et contextualiser. Dans le premier choix, on est dans un modèle agressif qui est du tout et du n'importe quoi, alors qu'il faut gérer intelligemment cette segmentation.

NOUS AVONS UNE ÉTHIQUE AFIN DE GARANTIR LA CRÉDIBILITÉ DE NOTRE SUPPORT

Estimez-vous que la presse papier a encore des opportunités de croissance?
Pas dans son format papier. Mais ça ne veut pas dire que celui-ci n'a pas d'avenir. Nous continuons à investir à ce niveau, mais nous savons qu'il n'y aura plus de croissance. Elle est un média différenciant et le sera de plus en plus parce que les plateformes numériques vont converger. Dans les années 60-70, la presse était le média de masse, jusqu'en 2000, elle en faisait encore partie et maintenant, elle est devenue un challenger et peut le rester encore longtemps. Le média touche moins de monde mais reste un média important dans lequel les belles communications ont de la gueule. A quelqu'un qui me demandait à combien d'exemplaires j'arrêterais la diffusion d'un journal, j'ai répondu peut-être à 5.000, car ça peut encore être rentable à ce niveau. La Meuse, qui a une très belle part de marché à Liège, ne va pas augmenter sa diffusion, mais par contre elle multiplie par trois sa diffusion au niveau numérique. C'est-à-dire que le média « Meuse » n'a jamais été aussi puissant dans son histoire. La marque Soir n'a jamais touché autant de monde qu'aujourd'hui. Un média comme Métro, qui n'existait pas voici 20 ans, a encore de belles années devant lui. Nous avons un nombre plus important de points de contact, ce qui est notre propre GRP. Avant nous étions un média du matin, aujourd’hui nous touchons nos lecteurs toute la journée. Ceux-ci ont, par jour, entre cinq et six points de contact avec nos supports mobile, pc, journal et demain sur la télévision… Maintenant comment monnayer totalement ceci? Nous n’avons pas encore réussi totalement sur ce terrain. Nous devons d’abord redimensionner nos entreprises, ce qui n’est pas agréable, et ensuite commencer le vrai travail de fond qui est passionnant et aussi plus complexe. Aller chercher les lecteurs de façon proactive.

IL N’Y A PLUS DE LIMITES PHYSIQUES

Rossel se développe en continu sur la France, à l'instar du Persgroep dont l'activité aux Pays-Bas pèse très lourd. Le développement de votre groupe passe-t-il prioritairement par la France?
C'est important. La Belgique reste une priorité. S'il y a des opportunités, nous les saisirons, mais le potentiel de croissance n'est pas énorme. La France n'est hélas pas la Hollande, tout y est plus compliqué. La stratégie est logique. Dans nos métiers la langue est importante, il est donc normal que nous nous tournions respectivement vers ces deux marchés. La taille a aussi son importance, il y aura donc de la consolidation car il faut avoir une taille critique. Avant, la consolidation de la presse se faisait 200 kms autour des rotatives, aujourd'hui se sont les plateformes numériques qui donnent le tempo et il n'y a plus de limites physiques. Nous avons une zone cohérente 50 / 50 entre la Belgique et le Nord de la France, à ceci s'ajoute des opportunités. Voici six mois nous n'avions pas prévu d'investir dans Première et Psychologie.

Votre stratégie est franchement plus orientée presse régionale française que magazine?
Il y a beaucoup de dossiers presse magazine en France, mais nous ne sommes pas les moteurs de la consolidation qui doit s'opérer. Nous n'entendons pas jouer un rôle moteur à ce niveau, c'est par contre l'inverse en presse régionale. Celle-ci est un excellent vecteur de communication. L'ensemble de la presse régionale en France est beaucoup plus puissante que TF1. La presse de proximité tient beaucoup mieux la route en terme de diffusion que la presse nationale. Quand Le Soir publie une belle interview, il ne peut la publier derrière son pay wall parce que tout le monde se l'approprie. Si Sudpresse sort une info sur Liège, elle reste une information valable pendant au moins 48 heures. La proximité est un vecteur de croissance ici comme en France.

NOUS SOMMES UN INTERLOCUTEUR DE CHOIX

La presse française est-elle trop politisée?
La presse parisienne est très politisée dans le sens où les modèles de fonctionnement économique ne sont pas toujours transparents. C'est moins le cas au niveau régional. Le groupe Voix du Nord, qui a un chiffre d'affaires de 240 millions d'euros, reçoit 1,3 millions d'euros au niveau des aides à la presse. C'est-à-dire rien en comparaison avec de nombreux secteurs comme l'automobile, le pharmaceutique... Il est donc très peu dépendant du politique, à l'inverse d'un titre comme Libération qui dépend beaucoup de l'aide publique. La presse quotidienne régionale est saine.

Le dossier Nice Matin sur lequel vous vous êtes mouillé était pour sa part politisé avec la présence de Bernard Tapie!?
C'est différent. Il y a encore en France des opérateurs de presse – mais de moins en moins – qui sont actifs dans ce secteur pour des raisons de pouvoir. Il y a des cas à Paris, le dossier Tapie est un cas isolé. Il y a encore des gens au profil politique qui sont intéressés par la presse, mais ils ne souhaitent plus être opérateurs. La complexité du métier les a refroidi. Avant, comme la presse était naturellement rentable, ils ne prenaient pas de risques. Aujourd'hui, l'enjeu est social et financier.
Pour Nice-Matin, comme c'est loin de nos bases, nous nous entourons de partenaires qui connaissent mieux le sud de la France. Ce type de média vit encore comme au 20e siècle. Quand nous avons repris Reims, l’entreprise avait des modes de gestion qui étaient les nôtres voici 30 ans. Nous sommes malheureusement obligé de les projeter 15 ans en avant, ce qui dans nos métiers est énorme.

La France est-elle le seul marché extérieur qui suscite votre intérêt?
Oui, sauf opportunités qui se présenteraient. Par, contre nous activons des partenariats. Nous travaillons actuellement à ce niveau avec El País, La Repubblica, leZürcher Zeitung, La Tribune de Genève et éventuellement The Guardian... Nous sommes conscients que dans la presse nationale qualitative, on a intérêt à partager des contenus et des projets. Si vous souhaitez réaliser une interview d'Obama, ce n'est pas avec nos petites casquettes individuelles que nous l'obtiendrons. Mais quand on représente 200 millions de lecteurs européens, les portes s'ouvrent au niveau de l'information et aussi de la mise en place de beaux projets événementiels. Tout ne doit pas passer par des liens capitalistiques pour mener des opérations intelligentes. Sur les projets capitalistiques, nous sommes présents à un niveau local à travers notre capacité à développer des entreprises ou à les réorganiser. Avec La Voix du Nord, nous avons racheté un journal et aujourd'hui, c'est devenu un groupe multimédia dans le Pas-de-Calais, présent en presse, sur internet, en radio et en télévision. Le journal papier reste un vecteur essentiel pour nous, mais il n'est plus le seul. En 2005, l'entreprise avait un chiffre d'affaires de 160 millions d'euros. Elle en est actuellement à 240 millions. Nous sommes un interlocuteur de choix et un vecteur de communication efficace dans la région.

D’où vient votre concurrence sur le marché belge?
Nous avons intérêt à l’existence d’une concurrence. Notre concurrent n’est plus IPM, il y a une petite concurrence sur les recettes de diffusion mais si demain La Libre Belgique n’est plus là, ça n’aidera pas Le Soir. La concurrence vient de l’ensemble des offres, c’est à ce niveau que nous devons nous différencier. Si nous nous projetons à 10, 15 ans, le plus important pour nous est l’éducation à la citoyenneté. L’identité a aussi toute son importance. Il est plus facile de réaliser un journal en Corse qu’à Paris. De même, il est plus facile d’être à Liège qu’à Bruxelles, qui est cosmopolite et d’une grande complexité médiatique. Je ne connais pas de média, quel qu’il soit, radio, télévision… qui gagne de l’argent à Bruxelles. Personne n’a un compte de résultats sur Bruxelles mais s’il y en avait un, ce serait le constat observé. Nous nous en rendons compte car nous avons des médias très locaux, comme le Vlan qui a huit éditions à Bruxelles. Nous devons nous rapprocher davantage du lecteur. La pub locale marche bien car à ce niveau, le ROI est calculé facilement. Un annonceur local vous achète une pub et regarde combien de personnes rentrent chez lui! Sur le plan national en revanche, ça joue au yoyo de façon étonnante.

La RTBF reste votre concurrente en ligne?
Le fait d'avoir un opérateur public qui opère gratuitement ne nous satisfait pas. Rayon  sites d'infos, ceux émanant des acteurs de la presse écrite ont des audiences largement supérieures à ceux des sites des chaînes de télé. Nos marques véhiculent des valeurs au niveau des news alors qu'on observe, en termes de statistiques, une différence d'audience entre RTBF News ou RTL Infos par rapport à RTBF et RTL considérés dans leur total. Leurs sites d'infos stagnent alors qu'ils se développent sur la partie entertainment, avec de fortes audience, exemple avec The Voice.

Que dire de l'opération Newstablette lancée fin 2012?
Newstablette a été un vrai succès, tout d'abord économique. Chaque tablette vendue ne l'a pas été pour le prix de la tablette, moins chère séparément, mais pour du contenu. Nous en avons vendu 3.000. J'estime que gagner 3.000 abonnés sans remise, le prix de l'abonnement étant lissé sur deux années, c'est un bon résultat. On ne fait pas ça tous les jours. De plus, les gens ont majoritairement choisi le modèle Samsung haut de gamme. Ils sont intéressés par une offre innovante et pas seulement par le prix. C'était une opération originale, mais je ne pense pas qu'elle devrait être reconduite, ou alors packagée différemment.

LE PAPIER SUBSIDIE NOS ACTIVITE SUR INTERNET

Le bilan est différent pour l'édition 100% numérique du Soir, « Le Soir 17h ».
Le passage au payant est compliqué. Nous nous rendons compte – et pas seulement chez Rossel – que nous avons très vite une bonne base qui comprend la valeur de l'info et accepte de payer pour. Ensuite, ça stagne avec une croissance de 3% à 5% par mois. Ce n'est pas mal, mais à ce rythme, il va nous falloir sept-huit ans pour arriver à une masse critique! Nous ne sommes donc pas satisfaits pour cette raison, et aussi par rapport au trop grand décalage entre notre offre payante et gratuite: nous donnons encore trop de contenu gratuitement. Une rédaction a toujours l'ambition de toucher le plus grand nombre, il y a donc une frustration de restreindre par le payant. Nous allons encore devoir améliorer l'offre payante et réduire la gratuité en procédant comme 7sur7, soit offrir du Belga +. Nous proposerons de l’info basique, comme Sudpresse, mais pas avec la même hiérarchie, du 400 caractères maximum, faute de quoi on frustre les lecteurs qui payent. Je ne vois pas le modèle économique derrière une quantité importante d'informations gratuites sur le net! Ceux qui ne jurent que pas la gratuité sont anglo-saxons ou espagnols et s'adressent à un marché d'un milliard de personnes. A une telle échelle, c'est peut-être amortissable.
D'une certaine manière aujourd'hui le papier subsidie nos activités sur internet.
Nous avons également besoin de systèmes de paiement adéquats, pour ça nous misons sur le Media ID, lancé en septembre.

La pub locale marche bien car à ce niveau, le ROI est calculé facilement

Dans le contexte actuel, les médias doivent-il se serrer les coudes?
Nous avons des intérêts communs, nous devons partager. Nous ne sommes plus en frontal avec des gens qui font le même métier que nous. Si vous avez en face de vous des citoyens actifs, ceux-là lisent la presse, qu'elle soit numérique ou papier. Au moment des élections, Le Soir a organisé des débats politiques et a réuni 6.000 personnes dans différents endroits, tels que l'IHECS, Bozar, etc. Nous rêvons d'introduire dans le cursus scolaire un cours sur la citoyenneté, parce que dans nos métiers, nous avons besoin de citoyens.

Etes-vous devenu un dévoreur de contenus?
Je lis énormément de presse quotidienne, peu de magazines. Je m'informe beaucoup, mais je ne vais pas en profondeur dans les sujets. Je lis autant l'actualité internationale que la belge, le sport, la culture. J'aime beaucoup la musique et la voile, mais je ne passe pas mes journées à lire des magazines musicaux ou nautiques. Je ne suis pas un spécialiste. D'une certaine manière, j'ai pris le profil de ce que nous produisons. J'étais sans doute comme ça avant d'entrer dans ce métier, mais celui-ci a accentué ce trait comportemental.

Estimez-vous que les bons résultats de Sudpresse doivent obligatoirement passer par une approche en-dessous de la ceinture?
Il y a deux, trois dérapages par an chez Sudpresse, mais pas 50 ou 100, comme certains aiment le dire. On est dans un pays, comme la France d'ailleurs, qui intellectualise les choses et où la presse est relativement soft, contrairement à ce qu'on trouve en Allemagne ou dans les pays anglo-saxons. Dans le monde latin, il y a une forte pression dès qu'on sort des balises. On ne peut pas constater une baisse de diffusion sans s'adapter à la sociologie des lecteurs. Nous différencions nos supports. Le Soir ne prend pas les pages économiques de L'Echo. Celui qui lit Le Soir ne le fait pas professionnellement mais comme un citoyen, à l'inverse de notre quotidien économique. Sudpresse n'a plus de tabous. Il va de temps en temps trop loin, mais est un quotidien attractif et fun. Le journal marche bien et ne reçoit aucune plainte de la part de ses lecteurs. Par contre le politique ou les instances déontologiques, eux, ne s'en privent pas, ce qui est plutôt un bon signe. Naturellement, nous devons garder des limites, rester dans la ligne éditoriale de Sudpresse.

La réussite implique d'être borderline?
Je n'aime pas trop ce terme! Il faut conserver un bon équilibre. Borderline sous-entend qu'on est dans l'excès. Quand je lis Sudpresse, je trouve qu'il y a un espace important que le journal a décidé de ne pas franchir. Sur un plan journalistique, il y a parfois des petits détails de terminologie qui me déplaisent.
Tout en gardant un bon équilibre, il faut faire rentrer les gens dans l'article. La télévision exploite ça de façon hallucinante, la presse beaucoup moins. Nous devons faire du marketing éditorial, faute de quoi les gens ne nous lisent pas. Je n'appelle pas ça du terrain glissant. La Voix du Nord refuse d'aller sur ce terrain et je pense qu'ils se trompent partiellement. Il faut aussi avoir du talent pour le faire intelligemment. Au même titre, si Le Soir défend une position forte sur un sujet, il a intérêt à ne pas se tromper. Si nous nous enfermons dans la presse institutionnelle, nous allons mourir avec nos lecteurs. Ceci dit, le matin j'ouvre Sudpresse avec plaisir. Je suis vacciné. Je dis au Soir de faire la même chose. Virez vos tabous de votre tête sur les sujets que vous traitez! Il y a une auto-censure dans la presse francophone qu'on rencontre beaucoup moins en Flandre. Une interview à la RTBF et à la VRT, ce n'est pas la même chose. Même comparaison entre RTL et VTM. Nous ne faisons pas le même type de journalisme. Chez Rossel, nos modèles sont au nord et parfois au sud avec des titres comme La Repubblica ou El País.

Constatez-vous une baisse de la qualité journalistique, qui pourrait être due à une diminution des moyens consentis, à plus de pressions..?
Nous ne sommes pas satisfaits de ce que nous avons fait, en tant qu'éditeur, en termes de formation et d'accompagnement. Nous devons davantage nous investir à ce niveau. Je ne trouve pas qu'il y ait une baisse de la qualité par rapport au passé où nous étions plus « plan-plan ». Mais il y a encore du chemin à parcourir. Sudpresse l'a fait dans sa catégorie, aux autres de s'y mettre.

Surprendre le lecteur répond au besoin de « marketer » le contenu?
On doit quand même faire usage d'un peu de marketing pour aller chercher le lecteur. Avant les gens achetaient le journal, aujourd'hui on doit le vendre. C'est très différent. Si on a un très bon article, il faut le communiquer sur Facebook pour que les lecteurs en connaissent l'existence. Soit le marketing se fait à côté de la rédaction, ce qui n'est pas l'idéal, soit il est fait dans les rédactions ce qui est meilleur. Je préfère que les journalistes fassent leur propre marketing plutôt que des marketeurs s'en chargent. L'audiovisuel procède de la sorte. Ce que nous entendons dans le journal parlé à 8h, c'est l'essentiel de ce qui nous sera servi le soir au JT.

NOUS IMPACTONS LA SOCIETE

Le métier d'éditeur doit-il s'élargir à d'autres créneaux afin de générer davantage de revenus?
Nous devons être attentifs à tout ce qui permet de monétiser notre activité première. Dans un journal, il y a la partie contenus et la partie services: mots-croisés, page météo, etc. Nous devons regarder le contour du serviciel. Exemple: Cinenews est notre MAD numérique, c'est core-business. Rendez-vous.be est une opportunité, un choix mais qui n'est pas indispensable au développement de nos métiers. Traditionnellement, nos supports étaient financés par la pub commerciale, les petites annonces et la diffusion. Nous avons perdu les « classified ». On pourrait devenir spécialisé dans ce créneau comme Axel Springer et abandonner les deux autres pans d'activités. S'il y a des opportunités en termes de diversification, pourquoi pas. Par contre l'e-commerce, c'est non. C'est un métier très compliqué, il ne faut pas perdre de vue qu'Amazon n'a pas encore gagné un euro! C'est un métier ou la destruction de valeur est colossale. Les seuls sites qui vivent bien sont ceux qui ont une taille critique suffisante. Comme le marché publicitaire ne nous fait plus confiance comme auparavant, dans des secteurs particuliers, nous ferions de la pub au rendement. Pas de manière globale. Nous sommes un des plus gros vendeurs de BD en Belgique, c'est de la pub au rendement. Nous prenons des initiatives pour valoriser nos espaces publicitaires disponibles. Nous menons un deal avec un fabricant pour une période de trois mois et nous allons cartonner un maximum pour vendre son produit. Nous monétisons nos espaces différemment. Avec Ticketnet, pendant cinq ans nous avons lancé une nouvelle activité. C'est devenu une marque que nous avons ensuite revendue en faisant des bénéfices. Tout l'espace publicitaires utilisé pendant cinq ans pour lancer Tickenet, nous l'avons récupéré par la revente d'une entreprise. C'est une façon de financer nos métiers de base.

Qu'est-ce qui différencie le patron d'une entreprise média d'un autre patron?
Beaucoup aimeraient dire que c'est différent... mais ça ne l'est pas. Si en tant que patron d'un groupe média, on a d'autres ambitions que la pérennité de son entreprise, cela peut s'avérer dangereux. Objectivement, le patron de Glaxo en Wallonie a plus de pouvoir que moi. Il a plus de capacité à mobiliser les politiques, car il est l'employeur de milliers de personnes, etc. Il n'est pas faux de dire que nous impactons la société, mais si vous êtes Ministre de l'enseignement, votre impact est encore plus grand. Le monde de demain se construit par l'environnement familial, l’enseignement et les médias, mais qui sont aussi le reflet de la population.
Nous employons 2.500 personnes en Belgique, 4.000 en comptant la France. Il n'y a pas une ville de taille moyenne où nous ne sommes pas actifs. La différence réside peut-être dans le fait que je dois être plus discret. Si je me mets demain à étaler mes positions politiques et autres, les gens vont se mettre à fabuler pensant que j'influence la plume de nos journalistes. Il y a une obligation de discrétion, contrairement à un patron hors de la sphère médiatique, qui comme Luc Bertrand, le patron d’Ackermans & Van Haren, peut s'exprimer.

Etes-vous passionné par la presse depuis votre jeunesse ou l'intérêt est venu sur le tard?
J'ai toujours été un bon lecteur – en commençant par le sport, l'économie – mais pas plus qu'un autre. Depuis mes 17, 18 ans, je suis en contact avec ce métier, même si au départ c'était indirectement. Je m'y intéresse naturellement plus que la normale. Je n'ai par contre pas le parcours professionnel d'un Christian Van Thillo, qui lui est né dedans. Il n'a jamais fait autre chose que ça. Moi bien puisque j'ai notamment travaillé chez Olivetti. Cela me permet d'un côté d'avoir du recul, ce qui est un avantage, mais de l'autre, je ne maîtrise sans doute pas aussi bien le produit que quelqu'un qui est né dedans. Je dois donc m'entourer de personnes au profil très adapté aux supports que nous développons, comme les rédacteurs en chef et gestionnaires en phase avec la sociologie des lecteurs.

L'ancrage familial est-il important pour un patron de presse?
C'est lié à une certaine déontologie du métier, à une stabilité qui s'inscrit sur des investissements à long terme. Ce ne sont pas des métiers où la rentabilité se calcule en bourse avec des métiers à court terme. Le modèle entreprise familiale est performant. Certains qui ont des intérêts multiples et éditent, par exemple, un support financier, peuvent influer sur les cours de la Bourse. Chez nous, il est interdit aux administrateurs d'avoir un mandat politique. Il ne faut pas que les actionnaires en aient un. C'est une nécessité, sinon cela deviendrait malsain et dangereux. Nous avons une éthique afin de garantir la crédibilité de notre support.

Dans quel média vous reconnaissez-vous le plus?
Je suis un lecteur du Soir, parce que je suis né à Bruxelles et il a toujours été mon média. Il y avait plusieurs journaux sur la table à la maison, mais Le Soir m'a d'emblée intéressé parce qu'il m'a apporté une proposition éditoriale qui n'est pas systématiquement en phase avec ce que je pense. Je n'ai pas un profil de lecture people. Quand je suis dans une librairie j'achète tous nos titres, je suis le plus gros acheteur de produits de Rossel. Je le faisais avant d'y travailler. Quand j'étais à Paris, j'achetais Le Soir. Il a toujours été le journal qui m'a accompagné, même si aujourd'hui, il ne représente plus que 15% des revenus de Rossel.

Quelle est votre consommation média type dans une journée?
Je commence avec la lecture du journal sur la tablette. Si je vais en voiture au bureau, je zappe la radio: dès qu'il a une séquence qui m'énerve je passe à autre chose. Je complète ma lecture au bureau de tous les journaux que nous éditons. Je suis en ligne toute la journée et le soir, je lis plus en profondeur. Regarder la télé est par contre assez rare, en tout cas pas avant 22h.

Etes-vous présent sur les réseaux sociaux?
Nous y croyons beaucoup, mais je n'ai jamais été de ma vie sur Facebook, LinkedIn & co. Sur Youtube, je consomme mais je ne partage pas. Mes temps libres sont loin des smartphones et tablettes. Si j'ai envie de voir un ami, je l’appelle. Je me protège des réseaux, je n'en ai même pas envie. Même les mails sont problématiques. Je lis un mail sur trois. C'est de la gestion des priorités, pas de la mauvaise volonté. Il vaut mieux m'envoyer un sms pour me dire que j'ai reçu un mail important.

De l'informatique au papier

Discret, il évite les mondanités et se cache volontiers sous son casque de moto.
Connecté à la réalité plutôt qu'aux réseaux, il préfère passer son temps libre à naviguer. Mesuré, il n'intervient que quand il l'estime nécessaire, par exemple lorsqu'il veut défendre l'indépendance de la presse face au rachat de L'Avenir par Tecteo. Mais alors que d'autres sont tombés dedans quand ils étaient petits, Bernard Marchant a 45 ans quand il reprend la barre du navire Rossel. Licencié en sciences économiques, il s'était occupé jusque là tantôt d'informatique (pour le groupe italien Olivetti), tantôt de clôtures (pour le belge Bekaert). Oui, il lisait le journal – Le Soir d'ailleurs – mais pas plus qu'un autre lecteur. Rien ne le destinait donc spécialement à rejoindre ce monde si particulier qui est celui des médias et de l'information... Mais la vie s'en est mêlée. En 2001, quelques mois après le décès du « patriarche » de Rossel, c'est à Bernard Marchant que ses enfants s'adressent pour endosser la fonction d'administrateur-délégué du groupe. Un hasard? Bien sûr, il présente le bon profil. Toutefois, il est aussi le gendre de feu Robert Hurbain, ayant épousé Christine, une des filles de celui-ci. Rossel reste ainsi aux mains de la famille, comme l'avait promis M. Hurbain à sa cousine Marie-Thérèse Rossel, petite-fille du fondateur de la Maison. Arrivé dans la tourmente – 2001 et 2002 sont des années périlleuses pour le groupe – Bernard Marchant a cependant montré qu'être le « mari de... » n'était pas le seul de ses atouts.

Le Château du lac

L’interview du marin confirmé qu’est Bernard Marchant a été réalisé dans le cadre d’exception du Château du lac à Genval, en bordure du lac, aussi connu pour ses plaisirs nautiques d’eau douce.

http://www.martinshotels.com/fr/hotel/chateau-du-lac