Les marques partent en croisade

Articles traduits

Invité à la Sanoma Media Parade 2014, Jean-Noël Kapferer est considéré comme l'expert français des marques. Depuis plus de vingt ans, il les scrute, analyse leurs évolutions, étudie leurs forces ou faiblesses, réfléchit au rôle qu'elles jouent et pense à leur futur. Dans son dernier livre « Ré-inventer les marques », il propose des voies pour construire des marques plus fortes: trouver des ambassadeurs, crédibiliser leur combat et construire leur authenticité.
Legende
Jean-Noël Kapferer lance un appel aux entreprises et brand managers en tout genre: la marque telle que nous l'avons connue n'est plus. C'est le postulat de son ouvrage « Ré-inventer les marques » paru aux éditions Eyrolles en 2013. « Oubliez les anciennes définitions, issues d’une conception strictement juridique de la fonction des marques, » dit-il. Désormais, celles-ci vont bien au-delà de leurs missions premières d'authentification de l’origine (la marque de fabrique), de signalétique (identifier un produit par un logo) ou de différenciation des copies et contrefaçons. Elles ne sont plus une simple technique marketing ou un levier de préférence entre des options plus ou moins substituables. « Aujourd’hui, une marque est un nom qui a du pouvoir, de l’influence, non parce qu’il est beau ou arbore de belles couleurs – encore que cela puisse aider – mais par sa puissance symbolique. Une marque est un agrégateur de valeurs qui s’incarnent dans des produits ou services et dans une relation de foi avec ses clients. » Ainsi, elle devient un support d'engagement, d'identification absolue, voire de culte. Ce de manière d'autant plus forte que les repères et centres d'implication traditionnels – la politique, la religion, les philosophies diverses – ne séduisent plus. Celles qui rassemblent les fantasmes, les promesses et les gens, ce sont les marques.
UNE MARQUE EST UN AGRÉGATEUR DE VALEURS QUI A DE L'INFLUENCE
Sous cet angle, tout peut devenir une marque. Ou plutôt, tout peut fonctionner comme tel, comme un attracteur symbolique dans un monde en compétition. Un produit, un service, une société, mais aussi les villes, les pays, les universités, les musées, les sportifs, les célébrités... « On assiste à la multiplication de l’usage du terme marque, c’est vrai, » observe l'auteur. « David Beckham est une marque. Plus qu'un champion de football, il est un champion culturel, un héraut promoteur de conceptions nouvelles en rupture avec le stéréotype de footballeur. Il incarne ce qu'un vrai homme peut être, à quoi il peut ressembler, jusqu'où il peut arborer sa part de féminité taboue jusque-là. Parfait donc pour personnifier le PSG qui veut être plus qu’un Club de football français, mais aspire à être une référence mondiale, réunissant des valeurs et donc capable de susciter un business model très rentable via les produits dérivés religieusement achetés par une armée de millions de fans. Et qui a financé le PSG? Le Qatar qui veut, lui aussi, exister sur la mappemonde, au premier chef en se construisant une notoriété. »

DONNER DES RAISONS DE S'ENGAGER

Dans nos sociétés postmodernes matures, repues, où l'on a déjà tout, proposer des produits simplement meilleurs ne suffit plus. Il faut voir plus loin, plus grand. Les marques qui perdurent sont celles qui se dotent de sens. « On ne bâtit plus une marque uniquement avec les 'reasons to believe' (RTB) qui fondent la plupart des 'brand platforms', l'outil principal du management des marques issu des cabinets de conseil, » prévient Jean-Noël Kapferer. « Les RTB sont de l’ordre de la preuve, du tangible. Mais qu’en est-il des 'reasons to join'? Pas de marque sans fans! On prouve certes qu’un produit est meilleur, mais on ne bâtit pas une fierté de marque en interne et en externe par des seules preuves. Cela se fait en projetant sa vision. C’est elle qui fait des émules, qui suscite au départ l’émotion, l’envie et l’engagement. » En d'autres mots, « résumer la marque à être une 'différence produit', une 'promesse', ou encore un 'positionnement', sans autres finalités et sources d'engagement, ou ne parler qu'au consommateur et non à la personne qu'il est, c'est construire les marques d'hier. »

LE BRAND CONTENT FAIT DE LA MARQUE UN MÉDIA

Internet n'est pas étranger à ce changement. Il a donné la parole aux clients et mis fin à l'hégémonie de la communication « top-down » contrôlée. Le consommateur est devenu actif, a la capacité d'échapper aux messages publicitaires: les marques voient l'audience leur échapper. Comment les atteindre à nouveau? « En créant du contenu, du brand content. Les marques doivent se penser elles-même comme un média, ouvert jour et nuit, en accès libre et permanent, qui encourage les échanges entre personnes. Mais que raconter une fois que l'on a évoqué ses produits pendant quelques minutes? C'est là que se distinguent les marques qui possèdent un véritable contenu et celles qui ne sont qu'un nom sur des objets avec un tarif. Les marques n'ont d'autre choix que de devenir des éditeurs de contenus très qualitatifs liés à leur territoire de valeurs, de compétences, à l'actualité, aux intérêts de leur public. » Ces contenus doivent être réalisés avec soin: outre le fond, ils doivent être rendus capables d'animer les réseaux sociaux et de circuler spontanément sur la toile. « Dans le brand content, 90% du coût doit être au service de la création tant sur le fond que sur la forme. Par création, nous entendons production de contenus divertissants, utiles, intéressants, ouvrant des perspectives nouvelles, » explicite l'auteur. Et d'illustrer dans son livre: « Une enseigne de cosmétiques peut publier des vidéos apprenant à poser du mascara, éditer des contenus ‘ crowdsourcés’ auprès de jeunes femmes autour du mascara, mettre en ligne des textes sur l'histoire du mascara ou des scènes célèbres de cinéma où le mascara contribue au glamour, etc. La liste est sans fin! » Voilà comment être créatif quand il s'agit de brand content.

LA MARQUE COMME UNE EXPÉRIENCE

C'est toute la manière de penser la marque qui change. « Il faut d'emblée réfléchir à diffuser la culture de la marque, à la situer dans un projet supérieur et partir en croisade au service de sa vision. Une vision incarnée dans des produits ou services mais surtout, dans une relation 'expérientielle' rare. » Une stratégie « expérientielle », c'est se préoccuper du sens et de la satisfaction multi-sensorielle créés à chaque point de contact avec le client. Les produits devront être conçus non pas comme une source de fonctionnalité, mais pour être émotionnels, agents d'une expérience gratifiante. « L'expérience devrait être placée aussi haut que le produit lui-même dans les priorités d'une entreprise. C'est la base du succès d'Apple. Ou de Google: on est à chaque fois ébahi par le miracle de la vitesse et de la pertinence du moteur de recherche, » exemplifie Jean-Noël Kapferer. Les magasins doivent naturellement répondre au même impératif. Tout comme les CRM, qui semblent pourtant encore souvent faits pour dégoûter les clients d'entrer en relation avec la marque...

LES TRIBUS CRÉDIBILISENT LA CROISADE D'UNE MARQUE
Ce souci de l'expérience concerne aussi le BtoB, qui interagit avec ses professionnels via ses catalogues, ses sites web, ses réseaux sociaux, ses DVD, ses séminaires, etc. C'est que la marque constitue dorénavant un tout: on ne trouve pas d'un côté le produit, et de l'autre le marketing mix, la mise en communication, en magasin, en rayon et en prix. « Tout ce que l'on réalise au nom de la marque est la marque, » synthétise l'auteur.

PENSER TRIBUS PLUTÔT QUE MASSE

Le mass marketing a quelque peu oublié que les consommateurs sont des êtres sociaux, au sens où ils appartiennent à des communautés, réelles ou virtuelles (ou fantasmées), où transite l'influence sociale. Or, des marques premium comme Nike, Red Bull, Absolut, ou encore Apple,devenues des icônes de leur segment résistant à la concurrence malgré leurs prix élevés, ont en commun leur mode de lancement: elles ont commencé de façon tribale, en ne s'appuyant que sur l'influence sociale. Ce que ces grandes gagnantes ont découvert – par hasard, nécessité ou intuition – c'est le rôle fondateur dans le lancement d'un nouveau produit. Ce sont elles qui l'adoubent, lui donnent une aura d'authenticité, lui injectent de la culture jusqu'à l'élever bien au-dessus du statut d'objet. C'est ainsi que la société fonctionne: par chambres d'écho, par hubs d'influence, par tribus plus ou moins grandes qui ont un intérêt partagé. Et pour que ce mode d'organisation profite aux marques, « il ne faut pas essayer de vendre aux tribus un nom ou un produit, mais bien partager leur cause, » explique Jean-Noël Kapferer. Nike a soutenu les tribus noires des ghettos, Red Bull s'est rallié à la cause des sports extrêmes que les médias négligeaient, Absolut a été un hymne à la créativité... Toutes ont présenté un idéal collectif fort. » Mais attention, « on ne sponsorise pas les tribus; on devient partenaire de leur cause et on co-crée avec elles, en les impliquant. »

D'où l'importance des communautés de marque, dans la vie, sur Facebook ou ailleurs. « On insistera jamais assez sur leur potentiel pour perpétuer la flamme et l'authenticité, en élevant la marque au-dessus du lot des objets et produits, pour en faire des pôles identitaires, des symboles culturels partagés. » Ce sont finalement les tribus qui crédibilisent la croisade que dit s'être donné une marque.

DE L'AUTHENTICITÉ, PETIT À PETIT

L'authenticité se construit dès le début de la vie des marques. C'est pourquoi pour faire des marques fortes, il faut prendre son temps. « Les lancements rapides et de masse tuent à long terme les marques, la télévision ne construit pas d'authenticité, » insiste l'auteur. « Pour fonder une marque premium, il faut agir lentement et rester en dehors de la grande distribution absolument. Regardez Nespresso: ses ventes se sont bâties très progressivement. Au départ, c’était une secte. Aujourd’hui, c’est une religion. Seuls les non-croyants achètent des capsules compatibles chez d'autres distributeurs. »

Considérer les marques sur un mode religieux permet finalement de comprendre pourquoi les médias sociaux leur sont si utiles. « Internet, c’est de la mise en relation. Or 'religio' en latin signifie 'lier', 'relier', 'rattacher'. Soit, dans un cas comme dans l'autre, tout ce qui nourrit le dogme, la foi entre croyants. Avec une subtile distinction à mettre en œuvre entre les croyants de la première heure (les visionnaires, les élus) et ceux qui ont suivi tardivement. » Amen.
La Media Parade s’est déroulée le 22 mai 2014. Retrouvez-en ici le compte-rendu:  www.mediaparade.be