Passion et leadership

Passie en leiderschap - Luc Suykens 1 - pub11-2013

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Le titre le résume bien: le marketing est une question de passion et de leadership. Tel est le message que Luc Suykens communique de manière convaincante. Si ces éléments ne sont pas présents, vous pouvez l’oublier. C'est aussi la raison pour laquelle dans de nombreuses entreprises, le marketing entre aujourd’hui encore aussi peu en ligne de compte. Les CEO de ces entreprises n’ont clairement jamais été en apprentissage chez P&G.

Depuis des années, P&G est considéré comme la meilleure école de marketing du monde. Luc Suykens en est la preuve vivante. Sa carrière s’est déroulée exclusivement au sein de la multinationale. Il a appris à connaître et à appliquer toutes les ficelles du métier. Il est donc dommage qu'un homme jouissant d’une expérience aussi riche et d’une telle motivation ne sorte pas plus souvent de l'ombre pour partager ses connaissances avec d’autres. Et même s'il n'est pas devenu CEO, comme son prédécesseur Willy Delvaux ou Nils Van Dam chez Unilever, il porte le titre convoité de Harley Procter Marketing Director. D'où la première question.

Qu'est-ce qu'un Harley Procter Marketing director?
Mon travail quotidien consiste à diriger le marketing pour Procter & Gamble en France, en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg. J’ai évolué dans le marketing, et j’ai reçu une reconnaissance pour cela, d'où le titre. Huit à dix personnes dans le monde portent ce titre, et j’ai reçu celui pour l’Europe de l'Ouest. Cela apporte quelques honneurs, mais implique aussi des responsabilités, bien sûr. Par exemple, je dois veiller à faire du marketing local dans une organisation mondiale. Mon domaine d'expertise consiste justement à pratiquer du marketing local  avec des marques mondiales. J'essaie d’accompagner l'entreprise au niveau européen. Mais mon quotidien consiste à assurer le marketing local.

INNOVATION

Dans quelle mesure le développement de produits chez P&G est-il dirigé par le marketing?
Il est entièrement codirigé par le marketing. En tant que société, nous avons pour plus de 26 milliards de dollars de marques. C'est le plus grand chiffre dans notre industrie. Ce sont toutes des catégories de marques avec un capital apportant une dimension mondiale, et donc aussi la capacité d’innover. En tant que société, nous investissons historiquement le double de la norme de l'industrie dans l'innovation. Avec 2,2 milliards de dollars d’investissements en R&D, nous sommes le plus grand dans notre secteur. Derrière ces marques mondiales, il y a des équipes de marketing qui font de l'innovation en amont, avec la R&D, les études de marché et la vente. C'est un rôle important du marketing à l'échelle mondiale. J'ai également eu ce rôle pendant quatre ou cinq ans pour Dreft liquide vaisselle. Vous travaillez pour une marque à l’échelon mondial, des brand franchise organisations, où vous assurez des campagnes mondiales, gérez des budgets mondiaux et faites aussi de l'innovation pour les cinq à dix années suivantes. Mais en tant que marketeur, on travaille également au niveau  local. Et la manière de donner vie à ces innovations ne sera absolument pas la même en Belgique qu’en Russie ou en Espagne. Cette interaction, cette tension entre local et mondial, il faut la maîtriser parfaitement en tant que marketeur.

Le consommateur est-il sacré pour vous?
Non. Le consommateur a certains besoins, mais il n'innove pas. Pour cela, nous avons des marketeurs et des équipes multifonctionnelles qui créent des innovations en amont. Mais, bien sûr, vous devez aussi être pertinent au niveau local.

Et comment déterminez-vous la pertinence d'une innovation?
Voilà ce que le consommateur nous dit: tout cela est complexe, je veux de la simplicité et un lavage à une température inférieure, parce que je change de vêtements à chaque saison et que les vêtements d'aujourd'hui doivent être lavés à plus basse température. Et le produit doit être durable. Nous présentons l'innovation des Ariel Pods. Qui sont beaucoup plus durables dans le processus, donnent un meilleur résultat et sont beaucoup plus faciles à utiliser. Mais aucun consommateur nous a dit: faites un produit avec des compartiments séparés, de manière à ce qu’il soit chimiquement stable et facile à utiliser. C'est à nous de déterminer quelle expérience de produit attend le consommateur pour imaginer ensuite comment nous pouvons traduire cela en un produit révolutionnaire dans la réalité.

LEADERSHIP

Quelle est la place du marketing au sein de la structure de management de P&G?
Chez P&G, le marketing occupe une position clé. Nous n'avons pas de Chief Marketing Officer, mais un Chief Brand Building Officer. Cela peut sembler d’ordre sémantique, mais cela reflète l'importance que nous attachons aux marques. Nous travaillons avec des brand managers, car la marque se trouve toujours au premier plan. La marque occupe une position centrale pour chaque fonction au sein de P&G, et le marketing dirige la pensée en marques. C’est pourquoi chez P&G, un marketeur a trois compétences de base. La première est le business management, parce que le marketeur dirige le business. En outre, il y a la gestion de l'innovation et de la gestion de la communication. En tant que marketeur, votre part de marché et votre business constituent l'un de vos critères les plus importants. Le senior management de P&G est en majorité également issu du marketing. La Belgique est dirigée par Loïc Tassel, le vice-président pour la France et le Benelux, qui est devenu directeur marketing. La plupart des gens qui dirigent un pays sont issus du marketing. Il en va de même pour Alan George Lafley, notre CEO mondial.

Que pensez-vous de l’étude récente qui montre que les entreprises mettent en doute le rôle des marketeurs?
Cela ne nous pose pas de problème. J'ai vu l’étude et je remarque surtout une énorme baisse du savoir-faire en marketing. Les entreprises ont peu de possibilités de former elles-mêmes des gens. C’est pourquoi l'UBA investit énormément dans l’UBA Academy, qui doit assurer les formations. De cette façon, l'association prend ses responsabilités et joue un rôle majeur dans le paysage publicitaire.

Pourquoi les connaissances en marketing régressent-elles?
Ceci est lié à deux aspects. Tout d'abord, le marketing devient de plus en plus difficile et sophistiqué. Deuxièmement, les entreprises innovent actuellement beaucoup moins, parce que le coût est trop élevé. La manière de construire des marques stratégiques à plus long terme est donc un problème d'innovation et de stratégie. En conséquence, il y a moins de possibilités pour les marketeurs, et on travaille de manière beaucoup plus tactique sur le court terme, si bien qu’on se retrouve dans une spirale négative. La seule façon d'en sortir est d'investir et d’innover davantage. Pour ce faire, vous devez être ouvert au changement et continuer à changer la façon dont vous vous organisez et dont vous allez approcher votre consommateur local. Le changement n'est pas facile et nécessite énormément de leadership. Dans quelle mesure y a-t-il encore des entreprises qui y parviennent? En effet, celui qui n’y arrive pas attire aussi moins de gens. C’est donc à la fois la cause et la conséquence.

A votre avis, de quoi a besoin un bon marketeur en plus des connaissances que nous venons de citer?
Tout d'abord, en tant que marketeur, vous devez être passionné par les gens et les consommateurs. Si vous n’êtes pas intéressé et passionné par les gens et les consommateurs, si vous n’êtes pas motivé pour apprendre à les comprendre, je ne pense pas que vous puissiez être un bon marketeur. Deuxièmement, je pense qu’un bon marketeur doit être très stratégique. Il doit construire des marques stratégiques sur le long terme et disposer aussi d’une formation analytique, mais c’est une évidence. Un troisième élément est le leadership. En tant que marketeur, vous devez être responsable de la marque au sein de l'entreprise. Ce qui me ramène à la constatation que lorsque le marketing n'est plus dirigeant pour la marque, lorsqu’il ne peut plus l’orienter, vous avez un problème.

BASE

Quel est pour vous le meilleur livre de marketing de l'année écoulée?
(Sans hésitation) Celui de Fons van Dyck! Il faut dire que c’est  moi qui en ai rédigé la préface! (rires) Si je le trouve aussi bien, c’est parce qu'il distille beaucoup de connaissances nouvelles et les ramène à l'essentiel, à la base du comportement des consommateurs. Il faut se focaliser fortement sur les light users, les switchers. Vous devez continuer à alimenter chaque année votre marque en nouveaux utilisateurs. C’est sur cela que je concentre mon organisation. Bien sûr, si vous vous consacrez principalement au monde numérique, si vous oubliez combien de nouveaux utilisateurs vous amenez à votre marque, et que vous ne suivez pas ce critère année après année, vous êtes sur la mauvaise voie. Combien de marketeurs sur le marché belge connaissent le cours de base et les connaissances fondamentales du comportement des consommateurs?

Comment effectuez-vous votre étude auprès des consommateurs?
Nous travaillons évidemment beaucoup en ligne, mais nous faisons un mélange. Il ne faut pas sous-estimer l'importance du contact en face à face avec le consommateur. En ligne, vous pouvez vraiment apprendre beaucoup sur votre marque, mais c’est également possible en étant tout simplement attentif dans un supermarché. Allez donc dans un supermarché pour regarder comment les gens achètent. Qu'ont-ils dans leur chariot? Où s'arrêtent-ils? Que prennent-ils? Gardez l’œil, nourrissez votre regard. Ce don d'observation, vous en avez besoin en tant que marketeur. Internet est un très bon canal pour apprendre, mais la base reste la même. Aujourd’hui, il y a tout simplement plus de possibilités. En fait, il n’y a jamais eu de meilleure période que maintenant pour être marketeur.

ANTI-PITCH

Comment gérez-vous vos agences de publicité? Sont-elles pour vous des partenaires stratégiques ou tout simplement des prestataires de services de communication?
Nous travaillons avec de nombreuses agences de communication. Il y a les agences de publicité stratégiques, avec lesquelles nous collaborons à long terme au niveau international et local. Elles sont très importantes, parce que c’est finalement avec elles que nous construisons nos marques. Elles sont évidemment impliquées dans l’ensemble du processus de communication. Mais nous avons aussi au niveau local de très nombreuses agences disposant de connaissances spécialisées sur certains médias ou certaines techniques.

Comment déterminez-vous la valeur de leur apport, et comment sont-elles rémunérées?
La manière dont nous payons les agences des réseaux mondiaux est déterminée par les campagnes mondiales. Au niveau local, cela se passe aussi sur la base de leur valeur ajoutée et ce à quoi elles se consacrent. Economiser sur le dos d’une agence de médias est ce que les Britanniques qualifient de « ennywise pound-foulish ». Vous le payez ensuite doublement, parce que vous faites les mauvais investissements médias. Nous sommes conscients des coûts, ne soyons pas stupides à ce sujet. Mais nous investissons dans des agences parce que nous obtenons ainsi de meilleurs plans médias. La première leçon média j'ai reçue de Bernard Glock était la suivante: « something that doesn’t work, is always too expensive ». Pour faire en sorte que cela fonctionne, la qualité est indispensable. Et cela coûte de l'argent.

Fait-on également un travail stratégique en Belgique?
Bien sûr. Pour Pampers, par exemple, la marque principale de P&G, le travail le plus stratégique a vu le jour ici et a été conçu par Saatchi & Saatchi. Mais cela se produit dans un contexte mondial. Je travaille avec des marques mondiales qui doivent être soutenues de manière cohérente à la fois au niveau international et local. Je travaille donc avec des agences locales pour certaines choses, et avec des réseaux mondiaux pour d'autres. C'est un mélange qui est difficile à résumer. Je pourrais expliquer cela ainsi: vous verrez très peu P&G pitcher sur le marché, parce que nous croyons aux partenariats à long terme. Il y a des gens qui économisent en changeant systématiquement d’agence tous les deux ans. Nous ne travaillons pas comme cela. Nous croyons aux partenariats stratégiques à long terme, dans lesquels on apprend à mieux se connaître et à travailler plus efficacement. Nous sommes par exemple client chez Space depuis qu'ils existent.

COMPREHENSION HUMAINE

Que souhaitez-vous accomplir personnellement? Quelles sont vos ambitions pour l'avenir?
En tant que marketeur, je suis passionné par les gens. C’est l'essence même. Finalement, je veux servir le plus de gens possible. Mon travail en tant que marketeur consiste à continuer à servir les gens de manière aussi pertinente que possible avec mes produits. Ce sont des connaissances et des compétences incroyables, que je veux partager avec un maximum de personnes, car elles sont plus que jamais nécessaires. Pensez aux ONG, au secteur culturel ou à P&G pour amener des innovations ici, afin de continuer à innover de manière compétitive en Belgique. Ce sont les connaissances de base qui me passionnent incroyablement, pour continuer à aider les gens. Et quand on est passionné par les gens, on peut appliquer cela partout.

Photos: Luc Hilderson (Image4you)