Plongée dans les neurones du marketing

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Elles effraient, elles intriguent, elles intéressent, elles font fantasmer. Si les neurosciences appliquées au marketing ne sont pas neuves, elles progressent de manière importante depuis le début des années 2000, élargissant le champ des possibilités par les nouveaux outils qu’elles déploient. Parmi ceux-ci, la fMRI, ou IRMf en français pour « Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle ». Technologie la plus récente, elle suscite bien des interrogations et des polémiques. Voyage au centre du scanner.

L’IRM, c’est une grosse machine. Bruyante, impressionnante. Vu sa taille et son coût (deux millions d’euros), on la trouve uniquement dans les hôpitaux et autres centres de recherche. Habituellement, ce sont des patients – ou toute personne participant à des recherches en neurosciences – que les médecins engouffrent dans cet étroit tunnel. Ce afin d’obtenir des vues internes de leur corps de manière non-invasive, indolore et totalement inoffensive. Un énorme aimant (puisque le système repose sur un fort champ magnétique) entre alors en action et livre, comme par magie, une image en trois dimensions de l’endroit visé. Le cerveau par exemple.
Dans le cas d’une étude marketing, les participants installés dans l’IRM sont invités à renifler une odeur, écouter un spot radio, regarder une pub TV, un produit ou des pages web. Au fil de l’analyse, des taches de couleurs viennent s’appliquer sur l’image anatomique de l’intérieur de leur boîte crânienne. « Les couleurs représentent les zones du cerveau qui fonctionnent, c’est-à-dire celles vers lesquelles le sang afflue le plus à un moment donné. Notre cerveau est en effet sans cesse en activité, même lorsque nous dormons. Les taches de couleurs représentent donc l’augmentation ou la diminution de la consommation énergétique de nos neurones quand nous regardons, sentons, entendons ou pensons,» commente Arnaud Pêtre, professeur d’université en neuromarketing et managing director de Brain Impact, seule société belge de neuro-imagerie par IRM. « Ces zones cérébrales émotionnelles, cognitives ou perceptives s’activent chez le participant suivant des réseaux qui correspondent à des fonctions et aptitudes humaines. » L’envie de goûter ou de se mouvoir (de prendre ou de cliquer), l’attention, une attirance sexuelle, la peur, des pensées négatives, l’estime de soi, de l’empathie et autres émotions sociales,… Ce sont plus d’une centaine de zones cérébrales de fonctions humaines qui ont été jusqu’à présent modélisées par Brain Impact. Et qui transparaissent au moment où un visuel, une séquence, un son, un design,… est présenté au participant. Et si ces informations sont intéressantes d’un point de vue marketing, c’est parce que les émotions interviennent pour une grande part dans tous les processus de décisions, au moins autant que la raison.

Des décisions inconscientes
« Il faut savoir que nous n’avons pas conscience de plus de 95% des mécanismes qui se passent dans notre tête, » détaille Arnaud Pêtre. « Notre cerveau est constamment au travail, ordonnant au cœur de battre, aux poumons de se remplir, aux membres de bouger selon ce que nous avons l’intention de faire. Il est sans cesse en train d’évaluer la situation, d’observer son environnement et, en fonction de cela, de prendre des décisions de comportement. Celles de l’achat notamment. Cela s’effectue dans ce qu’on appelle le cerveau reptilien ou primitif, celui-là même dont nous examinons l’intensité de fonctionnement des différentes aires. » Le credo de l’imagerie par résonance magnétique se situe ici: au lieu de demander aux consommateurs ce qu’ils pensent de telle ou telle nouveauté, de tel ou tel spot, elle interroge directement le cerveau. Il est vrai que lors d’une recherche quantitative ou même qualitative, les interviewés peuvent mentir, être influencés par toutes sortes de préjugés ou simplement être incapables de répondre. Pourquoi n’aimez-vous pas ce parfum? Que reprochez-vous à cette pub? Les réponses sont bien souvent évasives et, in fine, les marketeurs constatent un décalage entre ce qui a été dit et ce qui est fait. Bref, les gens sont de mauvais prédicteurs de leurs propres comportements. « Le comportement d’achat est un acte intimement lié à la psychologie d’une personne, » éclaire Arnaud Pêtre, « elle-même ne sait pas toujours pourquoi elle agit dans un sens plutôt que dans un autre. L’IRMf permet de parvenir dans les profondeurs du cerveau, là où se trouve le noyau des décisions d’achat. » Et donc de dépasser les limites d’un recueil déclaratif par questionnaire.
En outre, ce cerveau primitif, dès lors débarrassé des couches d’influence telles la culture, l’éducation, l’expérience de vie, serait grosso modo le même chez tous les êtres humains. Du coup, il ne serait pas forcément nécessaire de mener des études à grande échelle pour obtenir des résultats valables pour un grand nombre. Avec un IRM, l’on considère que ce qui est valable pour huit personnes, l’est en grande partie également pour plus de cent.

Un spot passé au scanner

Opinion d’un client? La société Campbell’s a soumis à l’IRMf une de ses campagnes TV en pré-test. Il s’agissait d’un animatic pour Délisoup qui visait à augmenter la consommation de cette dernière (le spot n’a finalement pas été diffusé pour cause de non-obtention des droits de la musique de fond). L’étude neuro servait à estimer l’impact de la copie. Concrètement, seize participants ont visionné le film installés dans l’IRM. Ce sont donc seize cartes d’activations fonctionnelles (les cartes de zones colorées) qui ont été produites, puis traitées, pour chaque seconde de la séquence. L’équipe d’analyse s’est concentrée sur l’activation des zones qui répondaient aux questions du client, à savoir entre autres: l’impact de la présence de la marque, l’attention générée – comme c’est le cas pour la plupart des publicités – et l’envie de goûter, puisqu’il s’agit d’un produit alimentaire.
Ainsi, brièvement, les graphiques ont révélé que la conscience de la présence de la marque, peu visible, était très faible tout au long du spot. Sauf à la fin, au moment du pack shot final. Cela signifie que les téléspectateurs n’ont apparemment que peu réalisé quelle marque était concernée! Côté attention, c’est en réalité la musique qui a fait la majorité du travail, interpellant le public au moment de ses refrains bien connus. Les images trop statiques, ont, elles, enregistré des véritables décrochages et se sont donc avérées inefficaces. Enfin, les zones de l’appétit se sont montrées très actives à chaque fois que les figures de l’animatic consommaient un bol de soupe, surtout lorsqu’elles le faisaient ensemble.
« Le plus grand apport de la neuro dans ce cas, c’est l’opportunité de décortiquer la perception pour chaque séquence, » apprécie Nicolas Dumont, directeur Innovation, Insights, R&D pour Campbell Soup Company Europe. « Nous avons pu découvrir de cette façon les émotions que généraient chaque saynète… et, de ce fait, retirer celles qui engendraient des sentiments négatifs, ne serait-ce que la discrète petite moue d’un personnage. L’analyse nous a aussi permis de comprendre les relations entre la musique et les images, de repérer les moments de décrochages de l’attention, de réaliser que certaines séquences n’étaient pas claires et que certains plans, trop sombres, engendraient une sensation de peur. »
Analyse fine donc, qui demande une capacité de lecture certaine « sinon le risque de se noyer dans les résultats, innombrables, est grand. » Très satisfait des conseils délivrées par la neuro, Nicolas Dumont précise cependant: « l’IRMf ne remplacera pas le quanti ou le quali qui, eux, interrogent véritablement les gens. C’est un outil qui apporte un éclairage complémentaire, surtout en ce qui concerne les problématiques qui demandent un diagnostic fouillé. » C’est bien ce qu’exprime Brain Impact par sa métaphore de l’iceberg: le neuromarketing plonge dans les abîmes de l’inconscient, inaccessible aux outils classiques. Ses méthodes peuvent s’appliquer, comme toute technique d’étude de marché d’ailleurs, aux pré- ou post-tests publicitaires (TV, radio ou print), à l’ergonomie de sites internet, de newsletters ou d’applications et aux lancements de nouveaux produits, designs et packagings.
A la recherche d’un bouton d’achat?
L’IRM permet d’observer les émotions et l’attention qu’un cerveau porte à un stimulus, c’est indéniable. « Mais nous ne l’influençons en rien! Si nous voulions le diriger, nous devrions prendre individuellement le contrôle des 100 milliards de neurones qui le composent, soit mettre des électrodes sur chacun d’eux, ce qui est strictement impossible! » souligne Arnaud Pêtre. Qu’on se le dise: il n’y a pas de bouton d’achat. Pas de danger qu’un jour, au seul regard d’une pub, les êtres pensants que nous sommes se ruent dans les magasins avec la fièvre acheteuse. « Et un neuromarketeur ne lit pas dans les pensées des gens. Il sait seulement voir que le participant est en train de penser. » Au bûcher les clichés!
Notons que seules, les mesures délivrées par la neuro restent toutefois encore difficiles à interpréter, les scientifiques étant encore loin d’avoir élucidé tous les mystères de notre système de pensée. Néanmoins, associées à des méthodes d’étude traditionnelles, elles apportent un véritable éclairage. Par exemple, en démontrant que malgré l’émotion positive suscitée par une pub, la mémorisation de la campagne n’est pas à la hauteur des attentes. Ou que ce n’est pas parce que le pack suscite de l’attention que le bénéfice-produit est compris.
La marge d’erreur est toujours inférieure à 5% puisque ce sont les mêmes standards d’analyse que pour de l’IRM clinique pré-opératoire qui sont de mise. De plus, « nous sommes toujours encadrés par des chercheurs, qui partagent leurs connaissances et profitent de nos découvertes pour décrypter comment fonctionne le cerveau. C’est du win-win. Nous louons également les mêmes machines qu’eux, en-dehors des heures d’examens médicaux. » Les participants, eux, sont recrutés via des sociétés d’études de marché classique. Et s’ils sont défrayés, ils sont avant tout très enthousiastes à l’idée de recevoir des images de leur cerveau et un screening médical gratuit. En effet, après chaque analyse, un neuro-radiologue épluche les clichés à la recherche d’anomalies, comme une éventuelle tumeur ou un avc. Grâce à ce principe, certaines études de neuromarketing ont permis de sauvé des vies.

Le marché belge frileux
Malgré tout, force est de constater que peu de marques belges franchissent le pas du neuromarketing par IRM. Pour preuve, plus de 80% des clients de Brain Impact sont des entreprises françaises! Il est vrai que c’est le seul pays où le législateur limite, depuis 2011, l’emploi des « techniques d’imagerie cérébrale à des fins médicales, de recherche scientifique ou dans le cadre d’expertises judiciaires. » Pourtant, comme Arnaud Pêtre l’affirme, « le prix d’une étude IRMf est assez similaire à une étude de marché qualitative classique, soit à partir de 25 000€. » Alors qu’est-ce qui retient les annonceurs?
Rolf Verlinden, directeur de Keystone, bureau d’études qualitatives, tente: « C’est lié à tout phénomène nouveau. L’inconnu fait peur, nous nous sentons déstabilisés dans nos habitudes. Les enquêtes qualitatives ont connu une résistance semblable au moment de leur apparition. Alors que les chercheurs s’en tenaient jusque là aux questions factuelles du quantitatif, le quali et ses questionnaires indirects, projectifs, ses jeux d’association ont désorienté. » Qui plus est, lors des analyses qualitatives, les participants restent «  conscients », maîtres de leurs actes et paroles. L’IRM ne pose, lui, aucune question au sujet. Il n’a à la limite plus besoin de la personne, juste de son cerveau. Il ne considère plus l’humain comme un être rationnel puisqu’il se focalise sur ses réactions primaires sur lesquels ce dernier n’a aucune emprise. Et ce principe peut mettre mal à l’aise. « Actuellement, toutes les décisions concernant la commande d’une étude neuro s’exécutent encore à des très hauts niveaux de pouvoir, » témoigne Rolf Verlinden. « D’abord, c’est vrai, pour une raison de coût. La location de la machine coûte cher, sans compter la rétribution des technologues qui la manipulent. Mais aussi par mesure de discrétion. »
Les entreprises n’aiment apparemment pas trop que le public sache qu’elles recourent au neuromarketing, vu la mauvaise presse dont souffre la discipline. Autre problème: les éclairages apportés par l’IRM sont le résultat d’interprétations, d’hypothèses vérifiées au fur et à mesure. Philosophie qui ne plaît pas forcément aux marketeurs qui, surtout dans le contexte actuel, veulent des réponses claires, établies et… rapides. « Or, les neurosciences peuvent être comparées à un thermomètre: elles donnent une mesure de la fièvre, mais ne permettent pas d’agir sur celle-ci. Elles ne fournissent pas la solution-miracle pour la pub parfaite, » résume Rolf Verlinden. Au niveau du timing, il est indispensable de réserver le scanner, pour lequel les chercheurs ont la priorité. Ce qui peut aussi prendre un certain temps – deux à trois semaines de délai, et la nécessité parfois de travailler le week-end – alors qu’aujourd’hui, c’est la politique de l’urgence qui prime.
Enfin, par manque de réglementation en la matière, c’est le secteur lui-même qui doit s’autoréguler, mettre des garde-fous. « Je suis d’accord d’aider un produit comme un yaourt à se commercialiser, » reconnaît Rolf Verlinden, « mais pas vraiment d’utiliser de la neuro pour une publicité qui vante les mérites d’un prêt bancaire. Ni une pub à destination des enfants. Par contre, nous pourrions travailler à améliorer les messages de prévention et de santé publique en aidant, par exemple, à identifier les moyens les plus efficaces pour inciter les jeunes à ne jamais commencer à fumer ou les automobilistes à conduire plus prudemment. » Caroline Chabier, psychologue de formation et research manager chez Keystone, complète: « Il ne faut pas diaboliser le neuromarketing. La plupart des gens qui y travaillent sont des chercheurs, pas des vendeurs. Nous sommes aussi des consommateurs. Si nous créions quelque chose de machiavélique, nous en pâtirions tout autant que le reste de la population. »

Mauvaises presse et terminologie
Finalement, qu’appelle-t-on neuromarketing? Daniel Kahneman, spécialiste en psychologie cognitive, et Vernon L. Smith, économiste, tous deux Prix Nobel d’économie 2002 ont été les premiers à parler d’économie comportementale. Fondateurs de cette discipline, ils la définissent comme: « L’usage de techniques d’identification des mécanismes cérébraux dans le but de comprendre les comportement des consommateurs pour améliorer les stratégies marketing. » Pas de précision quant aux outils à utiliser donc, pour autant que ceux-ci permettent d’en savoir plus quant à ce qui motive ou influence les choix des consommateurs. Ainsi, eyetracking, facial coding, ECG (électrocardiogramme, soit la mesure des battements du coeur), EMG (électromyographie, soit la mesure de l’activité des muscles), GSR (galvanic skin response, soit la mesure des courants électriques qui passent par la peau), MEG (magnétoencéphalographie, soit la mesure du champ magnétique généré par l'activité électrique des neurones), EEG (électroencéphalographie, soit la mesure du champ électrique du cerveau par des électrodes placées sur le cuir chevelu) ou encore fMRI sont toutes des techniques qui, apriori, appartiennent au champ du neuromarketing.
La NMSBA elle-même, l’Association des sociétés de neuromarketing, les reconnaît toutes comme telles, sans classification aucune. Or, entre l’eyetracking qui a pour la première fois été commercialisé dans un but marketing en 1939, la première EEG qui date de 1951, et l’IRM qui a été introduit au secteur en 2008, tant les techniques scientifiques que le savoir médical ont bien évolué. Si bien qu’aujourd’hui, certains spécialistes du sujet grincent des dents quand aucune distinction n’est observée entre les engins appartenant au domaine des sciences comportementales (eye tracking ou facial coding notamment), ceux qui fournissent des données biométriques (observation du rythme cardiaque, de la sudation, des mouvements,…) et ceux qui, réellement, renseignent sur l’activité cérébrale, autrement dit les neurosciences: MEG, EEG et fMRI.
Ce flou, d’aucuns n’hésitent pas à l’exploiter, y greffant un peu de tout, toujours à prix fort. C’est que comme toute matière relativement neuve, le neuromarketing est en pleine constitution. La NMSBA n’est née qu’il y a moins de deux ans de cela, fin 2011, pour essayer de mettre de l’ordre dans le secteur. Implantée aux Pays-Bas et dotée d’un réseau international, elle a l’ambition, comme l’explique sa directrice Carla Nagel, de faire grandir la neuro en la soutenant, en réunissant ses professionnels, en en partageant les avancées, en instaurant des règles et… en le défendant. Parce que si les médias généralistes se sont penché dernièrement sur la question neuro, c’était principalement pour avertir la population du danger qu’elle courrait: « Les neuromarketers lisent dans vos pensées, ils vous manipulent et vous forcent à l’action d’achat. Voici les trois clichés que nous entendons le plus souvent à propos du neuromarketing, » énumère Clara Nagel. Et dans le viseur tout particulièrement: l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle.